Parmi les objets helvétiques qui ont le plus attiré mon attention, le carton à banane tient une place à part. Présent sur les marchés aux puces (ici à Genève en l'occurrence), ou employés comme rangement ou pour des déménagements, il semble jouer un rôle de choix dans l'organisation de la culture matérielle. Un tel emballage n'est pas forcément conçu et fabriqué en Suisse, mais il y est utilisé couramment. Et beaucoup plus que dans les pays voisins pour des raisons que j'ignore.
Boite automatique: l'essence de l'histoire?
S'il est un sujet de conversation auquel je me confronte régulièrement, c'est bien celui du "on arrête pas le progrès". Qu'il s'agisse de rencontres avec des clients, de discussions avec des étudiants, ou de lectures sur les réseaux sociaux, on trouve toutes sortes d'exemples de cette assertion: "l'intelligence artificielle c'est le sens de l'histoire", "le low-tech cela sert à rien, on retourne jamais dans le passé", ou bien "un truc genre oculus rift finira bien par s'imposer".
A ce stade de la discussion, plein de lumières rouges s'allument dans ma tête et me pousse à rappeler que ce genre de changement n'est pas inéluctable, ou peut prendre un temps beaucoup plus loin que prévu par mon interlocuteur. Un de nos biais cognitif provient de notre tendance à surestimer le changement à court-terme ("tout le monde sur Second Life demain matin") et à sous-estimer des modifications à plus long terme.
C'est pourquoi la boite de vitesse me semble être un exemple fascinant. En particulier visiblement lorsque je discute avec des ingénieurs ou des cadres à fort taux de testostérone qui me parle de sens de l'histoire. La boite à transmission automatique est un bon exemple, en tout cas dans des pays comme la France, pour montrer que des mutations technologiques ne se diffusent pas si facilement. Alors qu'il apparait évident à beaucoup de monde qu'une automatisation de cette fonction est pertinente en termes d'usages... mais qui, dans mon expérience, amène souvent des protestations de la part des dits interlocuteurs qui la critiquent vertement. Ils leur reprochent son manque de précision, son effet sur la conduite, la difficulté de dépasser leurs réflexes, la nullité de ces boites pour les routes de montagnes, etc. Tous ces argument sont saisissants car ils sont au coeur des enjeux d'automatisation que l'on perçoit aujourd'hui dans le monde des objets communicants ou des Smart Cities. Mais la contradiction est difficile à accepter! J'ai ai ainsi vu des défenseurs du frigo intelligent (commandant automatiquement de la nourriture sur Internet) s'offusquer de la disparition de la boite auto. J'ai vu des soi-disant aficionados du numérique me répondre que "ce n'est pas la même chose, c'est différent" pour ne pas avoir à entrer dans les détails de cette dissonance cognitive manifeste.
La boite de transmission automatique est un cas intéressant de l'ambivalence de l'automatisation : beaucoup d'utilisateurs ont certes envie de se débarrasser de tâches pénibles, mais souhaitent dans le même temps rester en contrôle des mêmes tâches. C'est un équilibre curieux mais qui témoigne de certains cahots le long du "sens de l'histoire", et le fait que parfois "le progrès" s'arrête pour des raisons plus humaines que techniques.
Toilettintelligentes
Les toilettes ont toujours été un lieu de choix pour observer les mutations du monde. Un passage rapide dans la gare de Copenhague témoigne des dernières évolutions des lieux d'aisance : l'usager est invité à payer l'accès sur une borne, en espèces "sonnantes et trébuchantes" ou via une multiplicité de cartes bancaires. La machine donne alors accès à un ticket en papier muni d'un code barre classique. Celui-ci devant être scanné par une borne avec un lecteur permettant d'ouvrir un portique très similaire à ceux que l'on trouve dans le métro de diverses villes occidentales. Passé cette étape, une petite poubelle en métal sert à récupérer les tickets usagers. Quelques mètres plus loin, une étendue d'urinoirs (nommés ici "pissoirs") et de toilettes permet de se soulager. Le nettoyage des ces derniers, de même que l'éclairage ou l'usage des robinets, du savon et du sèche-main, étant assurés par des capteurs de mouvements. La sortie des lieux est elle automatique, avec une ouverture du portique via un autre détecteur de présence.
Une dame-pipi mécanique non-anthropomorphique. C'est bien de cela dont il s'agit. Le système est fluide et forme une sorte de micro-système technique très rationnel qui indique à la fois l'existence d'un modèle économique calibré (le prix fixé sur la borne étant le résultat d'un savant calcul lié à toutes sortes de paramètres) et la volonté de faire entrer les gens dans un espace contrôlé (hygiénique et sûr). Le nombre d'étapes impressionne bien qu'il soit finalement très logique puisque chaque phase découle de la précédente. Hormis le ticket, et éventuellement la poignée de porte, il n'y a pas besoin de toucher les objets de cet ensemble.
Mais, comme bien souvent avec la technique, les limites surviennent très vite avec la succession d'exceptions qui m'a été donné de constater : père de famille ne voulant pas payer alors qu'il ne fait qu'accompagner sa fille, gens pressés qui n'ont pas de monnaie ou de carte à portée de main, touristes incrédules dont la carte de débit ne fonctionne pas sur la machine, ticket froissé qui n'est pas reconnu par le capteur, portique qui s'ouvre ou se referme trop vite...
Nous avons affaire ici à l'un des exemples les plus intéressants de la Smart City en devenir. Un lieu dont il faudrait certainement faire une ethnographie plus profonde pour comprendre les enjeux de friction techno-sociales très riches.
eurodance et mobilité
Un aller-retour rapide en car vers un ville de France voisine (c'est ainsi que l'on nomme les départements de Haute-Savoie et de l'Ain dans les cantons de Genève et Vaud) m'a fait retomber dans l'ambiance curieuse de chaines de radio. Et d'un type bien particulier de courant musical qu'on peut rencontrer sur ces canaux : l'eurodance (exemple).
J'associe ce genre à un style typiquement continental européen car j'ai peu eu l'occasion d'entendre cela en dehors. Il s'agit globalement d'une espèce de musique d'ascenseur beaucoup plus rythmée et agrémentée des riffs synthétiques que cette dernière, qui inclue des paroles la plupart du temps en anglais... et composée majoritairement avec des machines, des algorithmes de quantizations réglant la qualité de la voix, et des chanteurs interchangeables quant ils ne sont pas justement des bots. A ce propos, je crois me rappeler d'un reportage télévisé des années 1990s dans lequel on voyait en direct le traumatisme d'une fan d'eurodance qui apprenait que les membres du "groupe" Cappela avaient tous été remplacés au pied levé. Le drame de notre époque en quelque sorte.
Le tout formant une espèce d'esthétique étrange et atemporel que j'associe justement à la fête foraine, aux bals de campagne, et aux cars de transports (ce qui en fait une des différences avec les trains dans lesquels la musique est bannie, ou socialement plus difficile à diffuser). Une esthétique de la mobilité que je perçois comme non-urbaine, suburbaine et populaire puisqu'à ma connaissance on ne retrouve guère dans les aéroports, les TGV, ou les ascenseurs des "igh". Il s'agit peut être là d'une ligne de partage entre différents non-lieux postmodernes que je ne sais pas encore qualifier : le parking de supermarché versus l'aéroport, peut-être. Quoiqu'il en soit, je prends ce genre comme un phénomène éminemment ballardien, mais associé à une autre culture que celle explorée par ce dernier.
Une imprimante nommée Céline
Les machines, et les objets connectés au réseau en particulier, ont la désagréable habitude d'avoir des noms impossibles à employer dans une conversation. Et ne parlons même pas de la difficulté à les mémoriser. Certes les adresses IP procèdent toutes du même regroupement de chiffres (128.62.188.203). Certes les administrateurs-réseaux configurent ces appareils avec minuties ("Imprimante-3ème-bureau3256"). Il n'en reste pas moins qu'avec l'accumulation d'objets connectés et la colonisation du numérique dans toutes sortes de machines de notre quotidien, il devient compliqué de gérer tout cela. D'où la mise en place d'astuces et de petits bricolages pour se faciliter la vie. Nommer les machines semble être un premier pas pour s'y retrouver, comme dans le cas de cette école d'art parisienne dans laquelle chaque imprimante a reçu le nom d'un artiste (Louis Ferdinand Auguste Destouches, dit "Céline" dans le cas présent). L'utilisation du nom d'une personnalité permet l'identification et l'on imagine aisément la discussion qui s'en suit: "J'ai changé la cartouche de Céline", ou "Je crois que Céline a un bourrage papier".
N'ayant pas visité les autres bureaux, je ne sais comment la nomenclature se décline précisément; s'il règne une alternance des sexes suivant les étages ou les départements; s'il y a eu un consensus sur les propositions ou si certains s'amusent à renommer les dits appareils. Mais il s'agit visiblement d'une pratique commune, que l'on retrouve chez les possesseurs d'aspirateurs Roomba.