1. Expressions idiomatiques
- Jetztzeit: un terme employé par Walter Benjamin et qui désigne une période temporelle particulièrement propice à un changement révolutionnaire.
- metal-umlaut: l'utilisation quasi-abusive de tréma dans les noms de groupes de heavy-metal, donnant au terme une consonance germanique ("Queensrÿche").
- vocabugap: terme proposé par William Safire (NYT) pour décrire les situations dans lesquelles il n'y a pas de mot d'une langue donnée pour décrire un concept venant d'une autre (exemple: schadenfreude, mishegoss). C'est particulièrement le cas avec l'allemand et le yiddish.
2. Teenage Engineering
J'étais à Belgrade cette fin de semaine pour la conférence Resonate, et c'est certainement l'intervention de Jesper Koothoufd qui m'a le plus frappé. L’orateur, l’un des fondateurs de Teenage Engineering, est revenu sur les activités de ce studio de design d’objets et d’interfaces aux activités plutôt touffues: synthétiseurs (comme le OP1), hauts-parleurs, télécommandes, et même un appareil photo numérique à bas prix réalisé pour IKEA. Quelques constats ci-dessous.
D’abord le fait qu'ils veulent le contrôle de toute la chaine, du prototypage au design final, en passant par la distribution ("we own a warehouse in Stockholm, LA and Hong Kong”), la vente et SAV. En gros tout cela est internalisé, surtout pour des raisons de contrôle-qualité mais aussi pour pouvoir avoir leur propre manière de faire (par exemple en pensant l’emballage et le manuel). Ce qui apparait légitime, mais qui est sensiblement difficile comme pourrait en attester toutes les sociétés actives dans les objets connectés.
Ensuite, Teenage Engineering est devenu une agence reconnue alors qu’ils n’étaient qu'un collectif artistique réalisant des prestations de création numérique il y a quelques années. Ils montrent par là la capacité des artistes et designers à être des entrepreneurs. La partie de l’intervention de Jesper K. à cet égard m’a d’ailleurs rappelé l’échange que j’avais eu avec Pierre Amoudruz de l'AADN il y a quelques mois à Lyon : il y a en effet une proximité entre studio d’artistes ou de designers et entrepreneurs. Même si les premiers ne sont pas forcément dans une logique de passer à l’échelle.
L’exemple du synthétiseur OP1 est celui sur lequel il s'est le plus étendu. L’intention de départ pour ce produit était de créer un moyen de ne pas utiliser le laptop pour faire de la musique ("we want to use our hands and fingers and stop staring at a laptop”), avec une ergonomie et une intuitivité robuste (“our inspirations are roland and Nintendo”). Ce dernier point a évidemment entrainé des critiques de la part d’observateurs qui leur reprochaient d’avoir fait un jouet ("toy synth")… ce qui les énerve dans la mesure où ils ont voulu essayer de créer une machine qui ne nécessite pas d'être un ingénieur”. A cet égard, et je pense que c’est bien un exemple de machine pensée par des designers, plusieurs détails contribuent à la dimension innovante de l’OP1. L’affichage est particulièrement intéressant puisqu’il s’agit de graphisme vectoriel, une solution retenue non pas car elle revient à la mode, mais plutôt parce que cela permet de consommer moins d’énergie ("30-40% longer battery time”). Les éléments affichés sont aussi intéressants puisqu’ils n’ont pas hésité à mettre des éléments figuratifs (une vache pour l’effet wah-wah, un gant de boxe pour faire référence au “punch”). Et le moins qu’on puisse dire est que le résultat est convaincant, alors que cette logique (dite skeuomorphique) était critiquée il y a quelques années lorsqu'Apple nous proposait du cuir dans le carnet d’adresse et du bois dans l’interface d’iBooks. La différence dans OP1 vient du fait qu’il ne s’agit pas du même type de correspondance. La vache représentée à l’écran n’est pas la plus réaliste possible, mais forme une icône dont la représentation minimale fournit une forme d’inspiration à l’utilisateur ("we used the display as a source of inspiration instead of displaying information”). Enfin, autre fait à relever, la conception de la partie électronique est aussi finement pensée; par exemple la face cachée de la PCB montre une carte de Manhattan, un aspect qui n’est pas esthétique, mais qui sert à avoir un point de référence pour discuter des problèmes (“there’s an issue in the Lower East Side”). Ce genre de petit détail est clairement fascinant et montre comment ces designers ne pensent pas uniquement l’objet lui-même, mais son procédé de fabrication. Cela m’a rappelé le documentaire Objectified dans lequel on voit Jonathan Ive décrire des astuces du même acabit dans le cas de la conception du cadre en métal des powerbooks d’Apple.
Une présentation fascinante, à la fois par la qualité des produits montrés, des anecdotes pertinentes, et, surtout, du fait de la gamme d’enjeux abordés qui vont du design d’interface jusqu’aux logiques d’innovations et entrepreneuriales mises en place par l’équipe de Teenage Engineering.
3. Du mimétisme de pacotille aux objets à comportements
Sur un autre plan, le dernier numéro de la revue Multitude vient de sortir, et il traite, en partie, des robots et de l'automatisation. C'est bourré de choses intéressantes, mais le texte le plus stimulant – pas vraiment une surprise étant donné mes intérêts actuels – est celui de l'anthropologue Emmanuel Grimaud. D'autant plus à propos que je discutais aussi la gamme d'automatisation des bots dans Lagniappe #4.
Intitulé "Les robots oscillent entre vivant et inerte", l'article est une sorte de plaidoyer pour une vision moins étriquée de ce concept. Son auteur commence en argumentant que l'on assimile bien souvent rapidement la robotique à une petite partie d'elle-même. Il fait référence ici aux "créatures artificielles" et aux humanoïdes qui, comme le souligne "ne brillent pas par leur performance". Malgré quelques exemples convaincants cités par Grimaud – les love-dolls japonaises, pas de surprise ici, mais sa marotte plus fascinante, les dieux hindous robotisés – il semble plus intéressant d'aller regarder du côté des "soft-robots". Ce terme désignant pour lui le bestiaire de machines ayant reçu de la computation-cognition avec une autonomie plus ou moins grande : drones, sex-toys, smart-homes, scalpels contrôlables à distance, etc. Il propose du coup le terme d'"objets à comportement" qui sortent ce "mimétisme de pacotille". A partir de là, c'est son raisonnement d'anthropologue que Grimaud mobilise :
"La robotique ne cesse de produire des artefacts difficilement catégorisables, doués d''agentivité' comme disent les anthropologues, et qui sont plus que des objets, ni purement des accessoires, ni complètement des personnes."
En disant cela, il nous rend attentif au fait que l'anthropologie a depuis longtemps déjà montré que nous humains considérons de multiples entités telles que des animaux, végétaux, esprits, divinités et autres qui sont pris comme des personnes/quasi-personnes. La lecture de ces lignes m'a immédiatement fait penser à cet entretien entre Philippe Descola et Pierre Charbonnier dans lequel le premier disait "on a fait sortir les non-humains de la cité pour n'y laisser que les humains, seuls sujets de droit". Ces temps-ci la robotique et les objets connectés nous ramènent vers ce type de débat de manière croissante.
Donc la première conclusion de Grimaud c'est l'importance de considérer une diversité de "quasi-personnes" dont font partie, entres autres, les robots. La démarche anthropologique étant ancré dans une dimension empirique, Grimaud indique que l'anthropologie de la robotique s'est attelée à ne pas prendre pour argent comptant les prophéties que sont le transhumanisme et les humanoïdes. L'idée était plutôt d'aller observer... et du coup constater l'incertitude des relations humains-robots et les défaillances de ceux-ci. Observer ce qu'il dénomme "les circuits faibles" qui sont consubstantiels à l'histoire des techniques. Cependant, la manière dont il met l'accent sur ces défauts ne signifie pas qu'il se moque des robots. Bien au contraire. Car au fond c'est là que réside selon lui l'intérêt de notre relation avec ces quasi-personnes. Les défaillances du chien-robot qui s'éteint brutalement, pour reprendre son exemple, sont un moment constitutif de la relation avec ce petit bestiau. Il me semble que le lapin-wifi Nabaztag pouvait aller dans cette direction avec ses actions aléatoires (son tai-chi: tourner ses oreilles) dont on était pas certain de l'origine. Celles-ci déclenchaient immédiatement une discussion des gens alentour sur la signification d'un tel évènement, créant une forme de sociabilité basée sur la présence du robot.
Sur la base de ces constats (et je résume vraiment rapidement ici), Grimaud nous propose ni plus ni moins qu'un programme de travail fascinant et opérationnel au quotidien: "au lieu de guetter les signaux d'humanité, se mettre à l'écoute des signaux de machinitude et tenter de saisir ce qu'ils nous disent." Cela signifie pratiquement aller comprendre les capacités ou les comportements de ces objets. Dit autrement, il s'agit aller interpréter les signaux des machines. Et pourquoi faire cela ? L'anthropologue nous en propose la raison suivante :
"Est-ce que, quand on fabrique un robot qu'on dote de capacités cognitives (de programmes, d'une mémoire, d'une capacité d'apprentissage, etc.), on ne fabrique pas quelque chose qui est au fond doté d'une personitude qui nous échappe en grande partie, un artefact qui a son mode d'appréhension propre (senseurs et capteurs) et qui n'est pas réductible à ce que l'on y met ou ce qu'on y projette."
4. La critique bot amateur
Pour finir, un projet de soft-robot – pour reprendre la terminologie d'Emmanuel Grimaud – artistique qui a retenu mon attention avant-hier: le novice art blogger de Matthew Plummer "algopop" Fernandez. Il s'agit d'un tumblr (encore un) a priori tout ce qu'il y a de plus standard, avec ses séries d'images (ce que l'on sait bien faire avec tumblr) et ses légendes. Mais c'est dans le mécanisme de production de ces billets que réside l'intérêt du projet. En effet, Fernandez a créé un programme qui va chercher des images, et leurs méta-données, dans les archives de la Tate à Londres, et les fait passer à la moulinette d'un algorithme dit de "Deep Learning". Cette étape permettant d'analyser le contenu et de générer une légende en fonction de ces données: une phrase descriptive et une autre décrivant une autre oeuvre proche de la première, sélectionnée par un algorithme qui cherche une pièce la plus proche dans la base de données (nous rappelant ici le projet de Stéphanie Vidal mentionné dans Lagniappe #1).
L'idée étant pour Fernandez d'observer comment les technologies de réseaux de neurones artificiels (du Deep Learning) font sens de l'abstraction dans l'art; et cela sous une forme légère, celle du blogging. Le résultat, très laconique puisqu'il s'agit d'un critique novice, est plutôt curieux. Après une description plutôt réussie, c'est la seconde phrase qui apparait pour le coup plus poétique. Une manière curieuse d'aller découvrir des oeuvres au fond.
au revoir, et à bientôt
nicolas
(commentaires bienvenus par email)
L'idée étant pour Fernandez d'observer comment les technologies de réseaux de neurones artificiels (du Deep Learning) font sens de l'abstraction dans l'art; et cela sous une forme légère, celle du blogging. Le résultat, très laconique puisqu'il s'agit d'un critique novice, est plutôt curieux. Après une description plutôt réussie, c'est la seconde phrase qui apparait pour le coup plus poétique. Une manière curieuse d'aller découvrir des oeuvres au fond.
au revoir, et à bientôt
nicolas
(commentaires bienvenus par email)