Ciao,

1. Expressions idiomatiques
  • Weaboo : une expression péjorative désignant toute personne obsédé de culture japonaise au point qu'elle en deviennent pénible. Un terme souvent employé sur 4chan.
  • Zooveillance : terme proposée par Irus Braverman désignant les pratiques de surveillance intense des animaux en captivité, mises en place dans le but de les protéger, et qui implique plusieurs types d'objets techniques. Egalement employé pour observer les animobilités (mobilité des animaux en éthologie).
  • Harcèlement algorithmique (algorithmic gaslighting) : la version numérique d’une forme d’abus dans laquelle des informations sont transformées ou partielles pour manipuler un individu et lui faire douter de ses souvenir ou de sa santé mentale ("gaslighting" en anglais). Par exemple lorsqu’une application fait ressortir des éléments du passé (tweet, photo, conversation) sans que l'on veuille revenir sur l’épisode en question, ou en fournissant une image tronquée (voir cet article)

2. Caméra Photo Futur
Un bon début de semaine avec le lancement du cours-atelier Design & Ethnographie que je mène avec ma collègue Annelore Schneider et les étudiants en master Media Design de la HEAD – Genève. Une initiation à l'approche de design fiction nourrie par l'enquête de terrain... en gros comment passer d'une phase d'observation des usages et des pratiques à la création de scénarios prospectifs sous la forme de petits courts-métrages fictionnels avec des prototypes.

Après une courte introduction sur la démarche ethnographique et du terrain (les enjeux de l'observation et de l'entretien, le lien entre ces technique de production de données et le design), nous avons accueilli un chercheur du Future Lab de Logitech (Lausanne) pour une présentation des enjeux de prospective et de design dans le contexte d'un groupe industriel... et la description du brief. Celui-ci consiste à partir d'une exploration des pratiques photographiques et filmiques actuelles pour en imaginer le futur, en tenant compte de l'apport de changements techniques (algorithmes de traitement d'image, de reconnaissance faciale, combinaison avec des capteurs innovants, etc.) et sociétaux.

C'est un format relativement court – sur dix jours – donc la phase de "terrain" est nécessairement réduite. En gros, après avoir constitué les cinq groupes et discuté de leur thèmes respectifs, un jour et demi sont consacrés à l'observation et à une série d'entretiens à Genève. Puis, et c'était la journée de mercredi, tout le matériel produit (photos, notes d'observations, enregistrements d'entretiens, etc.) a été analysé et interprété. C'est évidemment très (très) rapide mais les participants ont ainsi une base de départ, à compléter en fin de semaine. Les groupes ont travaillé sur des sujets aussi divers que : l'utilisation de la caméra du téléphone pour d'autres fonctions que la prise de vue (scanning ou non-scanning de QR code par exemple), la photo 3D avec la 3DS de Nintendo, les multiples pratiques du selfie (et les différences entre asiatiques et européens du fait de la facilité de trouver des populations variées à Genève), les manières de prendre en photo la nourriture (et de la partager, commenter, etc.), les usages de la photographie chez les adolescents et étudiants dans le cadre des cours (le partage de notes de cours via ce canal), les modalités d'échanges d'images, le scotchage-de-GoPro-sur-casquette-pour-filmer-des-tutoriels-de-pêche (100% véridique), la vidéo-conversationnelle (avec une attention particulière sur les personnes diffusant des films sur eux-même en train de manger), etc. Une grande richesse en terme de diversité qui a permis ensuite à chaque groupe de définir 5 concepts de produits, d'apps, services ou de situations sociales pertinentes et plausibles dans un futur proche (2-3 ans).

On reprend mardi prochain avec la partie scénarisation et storyboard autour des concepts d'apps, produits et services ressortis de l'interprétation des résultats du terrain.

3. Retour sur le Poke
Donc il est toujours possible de faire un poke à quelqu’un sur Facebook. Je viens d’essayer. Pour ceux qui ne se souviennent pas de cette fonctionnalité, cela consistait en un petit message du type "you were poked by [nom de la personne]" avec une icône de doigt pointant à droite vers vous… et l’indication “poke back” si vous souhaitiez répondre. On peut considérer cela comme une sorte d’indication pour attirer l’attention d’une personne, l’équivalent de ces gens qui envoient des SMS vides.

((La meilleure traduction en français pour "poke" que je puisse trouver est "pichenette" ou "chiquenaude" désignant une action proche. Mon dictionnaire indique cependant "coup léger imprimé du bout du/des doigt(s), pour projeter quelque chose ou en signe de dérision", ce qui est une nuance par rapport à la version en anglais moins agressive. Le poke est plus discret, neutre et tourné vers la curiosité, comme le fait Arale dans Dr Slump avec un bruit caractéristique.))

Cette fonctionnalité laissait évidemment des utilisateurs perplexes et désemparés, à tel point que dans la faq de FB on trouve l’indication suivante: "We have about as much of an idea as you do. We thought it would be fun to make a feature that has no specific purpose and to see what happens from there. So mess around with it, because you're not getting an explanation from us." Twitter avait quelque chose de similaire, le "nudge" qui marchait de la même manière. Et puisque l’on est dans les souvenirs, il y avait aussi cette app Facebook nommée “SuperPoke” dont la plus grande qualité était de pouvoir "throw a sheep" sur vos amis… une fois rachetée par Slide (eux-mêmes vendus à Google), une telle possibilité à disparue.

Au-delà de ces aspects, il me semble intéressant de revenir sur le “poke”; en particulier car ce genre de fonction n’est pas apparu avec la bande à Zuckerberg. On pourrait en retracer sa lignée. Historiquement, le “poke” était l'un des “social verbs” (nommé aussi “emotive command”) que l’on trouvait (NERD ALERT) dans les  multi-user dungeons (MUDs) et dans les  MOO (MUD object-oriented), ces plateformes de "réalité virtuelle textuelle" que certains d'entre vous ici ont utilisé. Pour ceux qui auraient du mal à se représenter le truc, il s’agissait d’une interface très simple décrivant en toutes lettres la scène que vous avez sous les yeux (“You are standing on a path which leads off a road to the North”) et vous proposant d’agir via un ensemble de commandes (à écrire au clavier). Je ne m’attarde pas plus sur le sujet, et je reviens au poke puisqu’il s’agissait (enfin, il y a toujours des MUDs et des MOOs en activité si jamais…) d’une des manières d’attirer l’attention des autres personnages; pour autant que vous vous trouviez dans la même pièce. Vous pouviez aussi utiliser les verbes suivant (lire Spoof, Spam, Lurk, and Lag: the Aesthetics of Text-based Virtual Realities de Lee-Ellen Marvin pour plus de détails) :
comfort wink yawn wave cackle giggle cry shrug blush cringe smirk nod grin smile laugh sigh chuckle hug kiss french bow
Mais le poke faisait partie des plus récurrents, en tout cas dans les communautés que j'ai visitées (*moment souvenir TecfaMOO*), notamment pour indiquer une envie de discuter ou interagir dans la fenêtre textuelle.  Sur les MOOs, vous pouviez aussi programmer (NERD ALERT partie 2) vos propres verbes, ou rajouter des composantes (“poke with a stick”). Sur FB, ce poke a moins lieu d'être puisqu'une intention de communication peut se faire via de multiples canaux (message privé, message sur le mur) qui expriment eux-même directement l'intention d'interaction.

Est-ce que les premiers développeurs de Facebook avaient baigné dans la culture MUD/MOO et ressorti le poke? J'imagine vu la continuité fonctionnelle entre les deux. Et pourquoi parler de cela ? Pour montrer que les modalités d'interaction ne sortent pas de nulle part et hérite de formes passées qui sont transférées d'un medium à un autre. Leur succès en termes d'usage variant évidemment puisque la place du poke sur FB est anecdotique par comparaison avec un autre "social verb" qu'est le "Like".

((Par contre, puisque l'on est dans des considérations d'archéologie des médias, je ne vois pas de lien à ce stade entre ce genre de "social verb" et la commande POKE en langage BASIC qui sert à insérer une valeur à une adresse mémoire dans le but de modifier le comportement de programmes. Toute personne intéressée à tricher dans un jeu vidéo des années 1980 connaissait cette commande puisqu'elle servait à obtenir des bonus, pouvoirs, etc. du genre "POKE &7094,&C9" pour tout avoir à l'infini. ))

4. Idoru 4-5
Deux autres chapitres d’Idoru. Deux personnages distincts et aussi deux manières de décrire l’accès à une réalité virtuelle qui n’est d’ailleurs jamais nommée comme telle.

Dans le chapitre 4, on a l’ado Chia, dans un avion, qui délaisse son jeu Skull War qu’elle contrôlait avec une interface tactile (touchpad) pour utiliser un “Sandbender” qui ne peut être connecté (au réseau croit-on comprendre) mais qui peut serve à "’accéder à vos propres données”. Pour cela, Chia met des lunettes (un visocasque) et surtout des “doigtiers” (tip-set) qui lui permettent d’accéder à une version numérisée de sa propre chambre. C’est une vague réplique puisque “les choses n’avaient pas la bonne proportion” et semble bien trop propre: “peut-être aurait-elle dû utiliser ces kits de fragmentation qui salissaient un peu, en mettant de la poussière dans les coins et des trainées autour de l’interrupteur”. Cette remarque sur le besoin de rendre l’univers numérique un peu plus sale est symptomatique. “Virtual Reality would never look real until they learned how to put some dirt in it" comme le disait l'artiste new-yorkaise Laurie Anderson. Et l'on comprend plus loin que le mobilier est aussi daté puisqu’importé d’une autre plateforme – un système Playmobil,que l'on imagine être la version pre-teen des consoles d’accès à la réalité virtuelle.

Avec l’autre protagoniste, Colin Laney, on a une perspective assez proche. L’interface est aussi un “visiocasque vissé sur la tête", connecté à un ordinateur, mais la nuance est que l’on comprend là l’expérience de connexion au réseau. Laney explore des “segments de DatAmerica” qu’il explore pour rechercher ces fameux points nodaux dont on a parlé la dernière fois. Gibson précise que la société pour laquelle travaille Laney possède “un puissant câble”, qui lui permet “d’accéder aux plus lointaines régions de DatAmerica”. Ce qui est assez curieux rétrospectivement : est-ce que cela signifie que le réseau est fait de nombreux sous-réseaux pas forcément interconnectés eux (et du coup il faut nécessairement se brancher dans des points précis/sécurisés) ? Ou s’agit-il d’une anticipation d’exceptions à la neutralité du réseau ? Rappelons-nous qu’au milieu des années nonante, le Web coexistait avec d’autres systèmes (Archie, Gopher, Compuserve, etc.) et que Gibson pourrait partir de cette situation pour extrapoler des choses comme DatAmerica.

En bref, deux chapitres où se déploient un des archétypes standards du cyberpunk, le visiocasque. Deux brins de récit qui forment un bagage culturel que l’on charrie encore de nos jours, même si en 2015 les situations professionnelles ou personnelles évoquées ici sont largement éloignées des usages, malgré l’existence de produits commerciaux.

5. Brèves
Trois projets anti-caméras potentiellement intéressant et prospectif (parmi d’autres) : Image Fulgurator par Julius von Bismarck qui sert à insérer une image ou un message dans les photos des autres, la collection de vêtements "flash-back" qui est fait de nanosphères réflectives et renvoie les flash pour empêcher les prises de vue photographiques, Surveillance spaulder de James Bridle, une épaulette qui détecte la présence d’une caméra de surveillance et envoie un signal pour altérer leur signal.

On ne se doute pas qu'il existe bel et bien un croisement entre le monde des smartwatches et celui de l'érotisme, mais c'est bien le cas; comme en atteste Invaded by the iWatch: An Erotic Short Story (Digital Desires Book 3) par Leonard Delaney (via  futurescope).
Et une nano-nouvelle de science-fiction pour finir : un implant mnésique bugue et rejoue en boucle la même journée.

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nicolas
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((licence CC BY-SA 3.0 FR))