Une livraison plutôt fragmentée après une semaine très décousue entre fin de workshop, fin d'année d'enseignement et projet pour des clients.
1. Expressions idiomatiques
- App slicing (app découpée) : technique de segmentation des applications permettant de produire des variantes spécifiquement adaptées à l'appareil utilisé, et moins gourmandes pour leur capacité mémoire. Il s'agit par exemple de ne pas faire télécharger des ressources réservées à l'iPhone 4S si l'on utilise un iPhone 6.
- L'électromanger: dans un article d'Actuallité (peut être corrigé depuis) lu en début de semaine, on trouve le début de phrase suivante : "Que ce soit pour l’électromanger, ou d’autres produits, ...”. J’imagine que c’est une faute d’inattention, mais la notion “d’électromanger” me semble tout simplement fascinante pour désigner le type de cuisine requérant des appareils électriques et connectés (machine à pain, frigo intelligent).
- Eglise de la disruption : terme faisant référence aux défenseurs inconditionnels de toute forme de rupture d'innovation, en particulier visant à attaquer des organisations en place (ex: uber versus monopole des taxis de grandes villes occidentales). Particulièrement utilisé ironiquement pour signaler que les mêmes "disrupteurs" reconstituent eux-mêmes des intermédiaire tout aussi monopolistiques ou tyranniques.
- Téléphone-fruit (fruit phone): iPhone.
L'Almanach "Grey’s Sports 2010-2030", une cartouche Nintendo du film "Les Dents de la Mer", une lava lamp, un aspirateur de table, un baladeur, une figurine Roger Rabbit doll, des vidéos de Animal House & Dragnet, et une chemise portée par Marty McFly dans le premier épisode de Retour vers le Futur. C'est en gros ce que l'on peut voir dans la vitrine d'un magasin d'occasion de la ville fictionnelle de Hill Valley, représentée dans le second opus du film de Robert Zemeckis. A la lecture du script du film, cet inventaire hasardeux m'a fait penser à une citation de William Gibson qui dit utiliser ce type d'astuce pour se représenter le futur d'un objet technique (dans le recueil d'entretiens/textes Distrust That Particular Flavor) :
"My first impulse, when presented with any spanking-new piece of computer hardware, is to imagine how it will look in ten year’s time gathering dust under a card table in a thrift shop. And it probably will"
Une approche plutôt stimulante non ?
On prend un truc typiquement d'aujourd'hui (une smartwach Pebble, un bun builder, deux perches à selfie, des Amiibo et une machine à pain) et on l'imagine dans un Cash Converter. Ce faisant, on se demande comment il se retrouve là, comment il s'est usé, par quoi il a été remplacé, pourquoi il a été mis de côté. Pour la prospective technologique, c'est une manière de penser l'après-vie d'un objet, de voir où débouche. Du point de vue de la conception, c'est aussi un ensemble de questions qui est stimulant pour repenser un produit."The Future as a Flea Market" comme Gibson le dit quelques lignes avant la phrase que j'ai citée. Pour lui, les "dead tech" et "poignant rubbish" se retrouvent toujours placées dans ses romans de science-fiction pour leur pouvoir évocateur, pour faire remonter des souvenirs d'une époque donnée quasi magique. En cela, il nous rappelle que tout bon scénario spéculatif ne doit pas représenter uniquement des objets récents, mais aussi montrer une accumulation d'artefacts d'autres époques récentes.
Cette façon de spéculer en imaginant les contenus des magasins d'occasions de demain correspond également à celle de Chris Woebken et de Elliott Montgomery de The Extrapolation Factory (une organisation de prospective à la manière du Near Future Laboratory). Dans leur projet "PAWN FUTURE" pour le Museum of Arts and Design de NY, ils se sont attelés à cette tâche produisant toutes sortes de machins curieux : des jouets bio-robotiques en forme de grenouille, une machine à tester la compatibilité génomique avec des partenaires sexuels éventuels, un drone livreur de yaourt, des filtres à eaux, etc.
3. Idoru : chapitre 6
Après quelques semaines sans parler d'Idoru, je reprends la relecture au chapitre 6. C'est un chapitre entier sur Chia – cette fan du chanteur Rez qui se rend au Japon pour en savoir plus sur son mariage prochain avec une intelligence artificielle. Il ne se passe pas grand chose car on est toujours dans la description de son vol des Etats-Unis vers Tokyo. Mais comme c'est un espace confiné, Gibson s'en sert pour montrer précisément ce que l'on fait quand on a beaucoup de temps à perdre : une petite séance d'immersion dans un univers virtuel via sa console Sandbender et un visiophone. Et tout cela pour quoi ? Pour visiblement se retrouver dans une Venise virtuelle que l'on avait déjà rencontré au chapitre 4, et pour écouter son "maître de musique" (Music Master).
D'une certaine façon, cette Venise Virtuelle (et le maître de musique) de ce livre recoupe le projet de la "Venice Time Machine mené par Frédéric Kaplan et ses équipes à la chaire des humanités digitales de l’EPFL et en collaboration avec l’Université Ca’Foscari de Venise. Le principe consistant à numériser les archives vénitiennes pour faire ensuite revivre l’histoire de la Cité des Doges avec les technologies de l’information et de la communication d'aujourd'hui. Un article récent d'Olivier Dessibourg sorti cette semaine dans le journal Le Temps illustre cela. Avec en particulier la possibilité d'une visite d'une Venise d'époque modélisée en 3D, de découvrir un graphe de réseaux sociaux d'artisans, ou d'interagir avec un curieux twitterbot qui ne ressemble cependant pas au maître de musique de Idoru...
Celui-ci – une sorte d'agent logiciel qui a l'apparence de celui qu'on devine être David Bowie – est sensé lui enseigner un semblant de culture musicale. Son avatar apparaissant à chaque fois que Chia atteint un pont de Venise (c'est ainsi qu'elle l'a programmé), lui décrivant des notions de musicologie ou de solfège. Mais pour Chia, cet agent semble bien ennuyeux :
"Elle l'avait appelé pour sa compagnie et non pour une conférence. Mais il n'était rien d'autre qu'une longue conférence, en dehors de ses caractéristiques iconiques : blond, fine ossature et une manière incomparable de porter les vêtements. Il savait tout ce qu'on voulait connaître sur la musique, et rien d'autre."
Pan dans les dents! On voit ici qu'il y a vingt ans déjà, il était de bon ton de se moquer des "agents conversationnels"... avec cette remarque ironique sur le fait qu'il est visuellement tout à fait séduisant; c'est un rendu 3D bien propret se dit-on. Il est cognitivement très puissant, puisqu'il repère des concepts dans les phrases de Chia et décrit ce qu'il a en mémoire à ce sujet ((Il pourrait faire comme ce superbe générateur algorithmique de TED Talks)). Mais au fond un relationnel très moyen. Le dialogue entre Chia et le maître de musique qui suit le paragraphe mentionné plus haut montre bien qu'il a du mal à dépasser son rôle professeur rébarbatif. Cela dit, comme on le verra plus loin dans l'ouvrage, les choses ne sont pas si simples.
4. Anthropologie et domestication
Quelques fragments d'un texte fascinant nommé "Pourquoi les Indiens d'Amazonie n'ont-ils pas domestiqué le pécari ?" par l'anthropologue Philippe Descola et qui font écho à l’actualité :
"une technique nouvelle ne saurait être adoptée dans ces sociétés si elle met manifestement en péril la reproduction à l'identique des objectifs du système socioéconomique et les valeurs sur lesquelles il se fonde. Cet effet d’inertie n’empêche pas l’acquisition de nouvelles techniques, mais il en limite généralement la portée" (page 331)
Le pécari est un petit pachyderme que l'on trouve au Mexique et en Amérique du Sud. Je n'ai pas pu m'empêcher de lire ce texte en remplaçant les références à cet animal (et son usage local, qui correspond à une "technique" dans un sens plus général que les bidules technologiques que l'on traîne dans nos sacs) par d'autres objets ou services plus ou moins numériques (d'Oculus Rift à Uber en passant par une boite noire pour automobile). C'est assez éloquent, même si l'on peut discuter du caractère transposable de ces conclusions – un sujet en partie discuté dans l'ouvrage qui contient l'article en question, et qui contient des contributions d'archéologues, de sociologues, d'anthropologues discutant des enjeux communs de leurs démarches.
A la page 332, on trouve aussi le paragraphe suivant qui rentre plus dans les détails :
"Pour être retenue, une technique doit ensuite être compatible avec l’ensemble du système technique où elle vient s’insérer […] Une troisième condition de l’adoption d’une technique, et celle sur laquelle je voudrais désormais insister, est moins communément envisagée : toute technique se résumant à une relation entre l’homme et la matière non vivante ou vivante (y compris lui-même), cette relation doit être objectivable. [...] Objectiver une technique suppose que la relation originale qu’elle institue entre l’homme et la matière puisse être représentée à partir du stock préexistant des relations considérées comme logiquement possibles au sein de la totalité socioculturelle que l’on aura préalablement définie comme unité d’investigation."
C'est clairement plus théorique, mais le tout mérite de s'accrocher. Par exemple en faisant un petit diagramme au dos de l'enveloppe la plus proche, avec des flèches, des cubes et tout ce qui peut vous aider à rendre concret cette histoire "d'objectivable". Cela dit en gros que la disponibilité d'une innovation technique n'aboutit pas nécessairement à son appropriation et à un usage, que cela correspond à un choix (exclure, retenir). Lequel dépend de la compatibilité avec de multiples éléments du groupe/système/endroit au sein duquel cette technologie pourrait s'intégrer. L'histoire des techniques regorge ainsi d'exemples de technologies non-adoptées dans certains systèmes, de l'absence d'adoption de la roue en Amérique centrale (exemple classique) à la voiture électrique qui existe depuis plus de cent ans, en passant par la résistance des Etats-Unis à adopter le système métrique, ou la non-utilisation des techniques des barbares par les romains.
5. Fragments
Cette citation à utiliser contre les personnes qui pensent que les astronautes de la NASA ne sont jamais allés sur la Lune: "You can fool all the people some of the time, and some of the people all the time, but you cannot fool all the people all the time." Abraham Lincoln
Benedikt Groß me signale ce projet de design fiction intitulée "The Autonomous Human Drone Taxi" (que je nomme TAHDT après) qu'il a produit il y a quelques mois pour moovel / car2go. La vidéo montre comment se déploierait une technologie de taxi volant au croisement du jetpack et du drone à hélices. Elle aborde de manière très astucieuse les enjeux d'une mobilité aérienne en décrivant les situations d'usage et les problèmes que cela suscite en termes technologiques et urbanistiques. Si les acteurs sont particulièrement intéressants c'est que les trois premières personnes du reportage sont les CEOs respectifs de car2go North America, Ridescout et de moovel. Un projet visiblement convaincant d'ailleurs d'abord planifié comme poisson d'avril, mais qui a été repoussé de quelques mois du fait des craintes de la maison mère de ces sociétés (le groupe Daimler).
MUDA est un projet de musée d'art numérique à Zürich en projet, avec un Kickstarter principalement pour les travaux de reconversion d'un rez-de-chaussée (le reste semblant sur les rails).
Dans le cadre du magasin en ligne du Walker Art Center, Martine Syms propose un service d'envoi de messages audio sur répondeur téléphonique produits par des groupes de musique fictifs plutôt amusant.
Une liste de comptes Instagram à suivre : designfiction (des exemples d'interfaces et objets techniques dans la science-fiction), brutal_architecture (de l'architecture moderniste à 1000%), bladerunnerreality (des scènes de la vie quotidienne ressemblant à Blade Runner), dronestagram (un projet de James Bridle qui montre les tirs de drones de guerre), thevulgarchef (des expériences culinaires atroces avec des légendes ordurières), GOTO80 (culture 8-bit oblige).
Merci encore pour vos réponses et commentaires, et merci de suivre Lagniappe 👍💫
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nicolas
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