Salutations!

Les livraisons de Lagniappe sont plus espacées. Clairement l'effet d'un automne chargé, en particulier ces dernières semaines avec l'ouverture de l'exposition "Culture Interface: numérique et science-fiction" à la Cité du Design, et dont je me suis occupé du commissariat. Si j'accumule des choses dans ma besace, le temps a juste manqué pour croisicroiser les différentes informations et taper le résultat sur un clavier.

1. Expressions idiomatiques
  • Phubbing : mot-valise (phone snubbing) décrivant la pratique de ne pas adresser la parole à quelqu'un et de plonger son attention dans son téléphone mobile. Les personnes en question sont nommées "phubbers" (vu  ici).
  • Nomophobia : terme employé pour faire référence aux comportements des personnes ne pouvant se passer de leur téléphone mobile... et développant du coup des pratiques associées : recharge régulière, usage de batteries externes, etc. (vu dans  fusion)
  • Selbstbedienungstechnologie, die : terme allemand correspondant aux technologies en libre-service; par exemple les distributeurs de billets ou les caisses automatiques au supermarché (vu dans  Der Tages Spiegel).
  • Nanogenmo : mot-valise utilisé pour "National Novel Generation Month", un défi que se lance des programmeurs et qui consiste à passer un mois à créer un moyen de faire rédiger un roman (ou un roman graphique) à un programme informatique. Une sorte de fork de  NaNoWriMo (National Novel Writing Month ou mois national d'écriture de roman), un projet d'écriture créative dans lequel chaque participant tente d'écrire un roman de 50 000 mots en un seul mois (novembre).
  • Nanoteurs : nom donné aux auteurs participant au NaNoWriMo (lu  ici).

2. Géologie des objets électroniques 🌋📱

Un rapide passage en Belgique cette fin de semaine pour parler de cultures algorithmiques et de dadabot au KIKK de Namur. Un festival de bonne facture, avec un mélange de conférences, performances et d'installations. Parmi les présentations, celle qui a le plus retenue mon attention était certainement celle de  Régine Debatty... qui a proposé rien moins qu'une géologie des objets électroniques à partir de projets d’artistes, de designers ou de photographes.
 
Son point de départ est simple : les smartphones, les tablettes, les ordinateurs sont des objets fermés, des boites noires. À l’inverse du phonographe, appareil dont on peut physiquement déduire le principe de fonctionnement, ces objets électroniques paraissent incompréhensibles. Mais, comme elle l’a souligné, cela n’enlève en rien l’intérêt d’aborder la dimension matérielle de ces dispositifs quotidien. Contrairement aux représentations éthérées du Cloud ("infonuage" d’après l’Académie française), nos appareils électroniques sont loin d’être virtuels et n’existent que grâce, et avec, des infrastructures très lourdes : data centres, chaînes de production, câbles sous-marins, etc. Pour montrer cette matérialité, la présentation s’est articulée autour d'une histoire de la vie d’un dispositif électronique, d’avant sa naissance (minerai) jusqu’au moment où ce minerai sera extrait, raffiné en métaux, lesquels sont assemblés dans des usines en Asie, jusqu’au moment où l’on va l’acheter, puis éventuellement le recycler et à nouveau le faire retourner à la terre. Un bon programme, d’autant plus qu’il a été effectué avec la remarque suivante : "je ne vais pas le faire comme un historienne, mais avec une série d’exemples d’oeuvre d’arts et de photoreportage.” Ces exemples, qui correspondent à diverses étapes de la production d’objets électroniques sont les suivants:
 
(a) Bayan Obo : cette zone de la Mongolie intérieure est riche en “terres rares”, un ensemble de 17 minéraux indispensables pour produire écran de télévision, éoliennes, smartphones, batteries de voiture, etc. Ces éléments sont raffinés à Baoyoo, un paysage étrange documenté par le groupe de designers, d’architectes et d’artistes  Unknown Fields Division… qui a par exemple photographié les rejets dans la nature d’éléments radioactifs ou d’acide sulfurique déversés dans des lacs artificiels (voir le compte-rendu d'un des participants sur le site de la BBC).  Le même collectif a récupéré cette boue polluée pour en faire une série de vases d’inspiration chinoise. Chaque vase a une taille différente et qui représente un objet usuel… dont la taille correspond à ce qu’il faudrait intéressant pour produire une télé, un smartphone. Chaque vase est ici une sorte d'ombre toxique de chacun de ces objets techniques.
(Un membre de Unknown Fields en train de prélever du matériel radioactif. Photo de Toby Smith/Unknown Fields")
(b) De la même manière, le travail de Marco Gualazzini nous donne à voir des problèmes similaires avec un autre élément, le coltan ("l’or gris”) récolté en République Démocratique du Congo (DRC). Gualazzini a documenté les conditions de travail atroces des personnes qui extraient le coltan; dans des galeries insalubres s’écroulant la plupart du temps. Leur situation étant d’autant plus problématique que l'exploitation du coltan est entre les mains de groupes armés alimentant la guerre civile.
 
(c) Toujours à propos de Minerai, le travail de la designer Cecilia Jonsson, et son " Iron Ring Project” est aussi éclairant. Elle s’est rendue dans les mines du Rio Tinto en Andalousie, une région dans laquelle les rivières sont rouges du fait de la présence de particules de métal dans l’eau… qui viennent s’accumuler dans des plantes, véritables éponge à métal que la designer a récupérée. À partir de 24kg récoltés, Jonsson a réussi à produire une bague métallique de 2g montré dans une exposition au centre V2_ de Rotterdam. Un tel travail lui servant à interroger la possibilité d’assainir ce lieu d’une façon poétique.
(Iron Ring, Cecila Jonsson)
(c) Une fois que ces minerais sont transformés en métaux, ils sont assemblés dans différentes usines asiatiques pour être transformés en objets industriels. Et cela sur des chaînes de montage gigantesques, dans des conditions de travail aliénantes qui ont poussé certains ouvriers au suicide (“maintenant protégés par des filets de sécurité autour des usines.”). Inspiré par les dires d’un travailleur qui disait faire exprès de laisser tomber des objets depuis la chaine de montage pour couper la monotonie, l’artiste Jeremy Hutchison a réalisé le projet “ Erratum”. Hutchison a contacté des usines et a demandé qu’un des employés fasse un objet typique de cette usine avec un vice de fabrication. Il a ainsi reçu une rape a fromage sans trou, une chaise bancale, des instruments de musique injouables, etc. La documentation de sa correspondance avec  es directeurs d’usine révèle toutes sortes de curiosités montrant la face plus humaine de ces travailleurs. Lesquels pouvant se réjouir de réaliser de telles absurdités.
(Erratum, Jeremy Hutchison)
 
À l’instar de Hutchison, la designer anglaise Lisa Ma s’est aussi intéressé aux travailleurs dans "Farmifiction". Après plusieurs semaines passées avec des ouvriers d’une usine de montage de joypads, elle s’est rendu compte que ces personnes, en étant issues de l’exode rural, participaient d’un délaissement de l’agriculture… qui conduisait à une augmentation des importations étrangères. Ma a du coup proposé au directeur de l’usine de faire travailler les employés à la fois sur les joypads, mais aussi à cultiver des fraises (qu’ils pourront consommer ou vendre), une manière de leur redonner un contact avec la production agricole… qui pourrait redevenir important si d’aventure les joypads ne se vendent plus autant qu’avant.
 
(d) Une fois que les téléphones et objets électroniques sont dépassés ou que leur batterie ne fonctionne plus, ils sont en général jetés, et parfois recyclés. Étant donné la difficulté à recycler es pièces de manière éthique et peu onéreuse, il y a maintenant un trafic illégal des déchets qui se retrouvent envoyés dans des décharges à ciel ouvert ou sont enterrés à même le sol. C’est par exemple le cas à Agbogbloshie (Accra, Ghana), une décharge d’objets électroniques provenant du monde entier et documentée par le photographe Kevin Mcelvaney. Dans leur projet " back to sender", les artistes Dani Ploeger et Jelili Atiku ont essayé d’identifier quels débris venaient d’Europe, les ont mis dans une valise envoyée dans une exposition à Londres. Il s’agissait là d’une référence à une pratique yoruba nigérienne : lorsque l’on vous lance une malédiction, vous la renvoyez à celui qui vous l’a jeté.
(back to sender, Dani Ploeger et Jelili Atiku)
 
Comme l’a indiqué la conclusion de la présentation, chacun de ces projets – auxquels on aurait pu rajouter toutes les pratiques de modifications, hacking, réparation,  kludging – interroge sur la face sombre de la course à l’innovation, notre participation implicite à de tels phénomènes, et le retour de bâton certain qui surgira un jour de cet Anthropocène décadent. 

3. Fragments

👀Onglets ouverts dans le navigateur : un article sur les motivations des non-utilisateurs de smartphone (le numéro entier de cette revue académique est s, un billet medium sur pourquoi les bulles vertes de iMessage sont nazes, le film "Cyborgs dans la brume" de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, une  présentation du travail d'un artiste africain avec des casques de réalité virtuelle, un  projet se proposant de remplacer les sous-titres d'un film par des tweets similaires.

📖La collection "Object lessons" co-publié par Bloomsbury et The Atlantic est de plus en plus intéressante. Avec comme principe de base l'analyse d'objets quotidiens aussi divers que la télécommande ou la balle de golf sous la forme de livre au format poche, le catalogue prend de l'ampleur. J'ai reçu hier un volume sur les cabines de téléphone, un sujet évidemment essentiel mais formidablement traité. Un entretien avec les éditeurs dans la Los Angeles Review of Book détaille la démarche et indique leur envie de remplir l'"empty space in-between big money trade nonfiction and academic esoterica, which is ripe for the picking among publishers who are willing to wade through those particular swamps for treasure." Tout un programme.

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nicolas
((licence CC BY-SA 3.0 FR))