Bonjour tout le monde, bonne année 2016 !

C'est reparti pour une seconde saison de Lagniappe, après un interlude de quelques semaines de surcharge-puis-éloignement des machines.

1. Expressions idiomatiques
  • Lonely Web : le mot désigne ces contenus Web qui, malgré leur caractère public et le fait qu'ils soient indexés par les moteurs de recherche, n'en sont pas moins très limités dans leur lectorat. "This is the Lonely Web. It lives in the murky space between the mainstream and the deep webs. The content is public and indexed by search engines, but broadcast to a tiny audience, algorithmically filtered out, and/or difficult to find using traditional search techniques." (vu dans cet article de  Fusion).
  • Chanterculture : terme proposé par le journaliste de Buzzfeed Joseph Bernstein ( source), qui renvoie à cette contre-culture extremiste et réactionnaire, qui sévit notamment sur les réseaux sociaux : "the Chanterculture — that exists not just in opposition to racial diversity in politics and culture, but in order to advance its own agenda, which across a variety of fronts seeks to preserve and promote the cultural and political preeminence of white guys."
  • Skreaming : mot-valise formé de "Skype" et "screaming" (crier) et qui correspond à cette pratique exténuante impliquant de devoir parler très fort dans une réunion pour bien se faire entendre d'un interlocuteur participant à distance via audio/vidéoconférence (source inconnue).
  • Kicksnark : verbe décrivant l'action de soutenir un projet par souscription (crowdfunding) tout en espérant/sachant qu'il n'atteindra pas son objectif de collecte de fond (source: vu dans le flux Twitter de @steishere).
2. Circulations high-tech
De passage à Marseille et à (en ?) Arles il y a quelques semaines, j’en ai profité pour faire quelques repérages sur un nouveau thème de recherche: les magasins de réparation de téléphones mobile et autres machins électroniques. Mr Piles, @DZ Phone@, Phoneo, Docteur IT, Mobile City Center, Touba bazar, Services téléphoniques et informatiques, Frères Phone, Taxiphone Djillytel, Taxiphone Ghalia Phone, Cyber Phone (à ne pas confondre avec cyberphone quelques rues plus loin), Tyba telecom, Taxi Phone Keops, Aya phone, Rosicada, etc. Des échoppes aux noms plutôt évocateurs. Des lieux dans lesquels je me suis arrêté entre 1 minutes et une heure. Un repérage en somme.



L’existence de ces boutiques m’est familière, puisqu'autour de chez moi à Genève leur nombre va croissant. Mais dans ces coins du Sud de la France, ils semblent littéralement pulluler. On m’a expliqué que c’est en partie lié à la fin de la subvention des terminaux par les opérateurs, mais passer du temps dans ces endroits m’a fait comprendre qu’il y avait aussi une autre raison. Celle-ci tenait au fait que beaucoup des combinés “présents sur le marché” n’étaient ni liés à des abonnements, ni à des assurances particulières puisqu’ils étaient “tombés du camion”. Un terme visiblement utilisé de manière abusive puisque le *tombage* en question relève moins du vol/recel que de zones d’ombres dans l’import/exports d’objets manufacturés. Discuter avec les tenanciers de certains de ces lieux m’a fait réaliser que l’écoulement de produits high-tech – des téléphones, des appareils photos, des ordinateurs portables, des objets connectés – ne se faisait pas de manière si délictueuse que le terme l’entendait. Car il s’agit au fond moins de “tombé du camion” que « passed by Dubaï ». Et c’est tout un monde qu’il y a à découvrir là-derrière…La rumeur de l’Orient, le souvenir des routes marchandes qui ne sont jamais éteintes.

La lecture des travaux d’Alain Tarrius et de sa collègue Lamia Missaoui, trouvés par hasard dans une librairie d’Arles, a fini par me faire comprendre le principe général de l’importation de matériel high-tech en Europe occidentale. Dans leur analyse de la mondialisation, les sociologues en question décrivent les activités commerciales de ceux qu’ils nomment “transmigrants”, héritiers de la longue tradition du colportage pluriséculaire. Et ce, en toute bonne intelligence avec les grandes firmes multinationales technologiques qui trouvent là-dedans une ressource insoupçonnée, leur amenant un débouché colossal pour leurs produits, qui ne se limitent pas du tout aux riches occidentaux : les populations pauvres des pays riches.

Comment cela se passe pratiquement ? Les produits électroniques en question, fabriqués par de grandes marques du Sud-Est asiatique (smartphone, ordinateurs, appareils photos, etc.) sont envoyés dans les hubs marchands que forment des villes telles que Dubaï ou Koweit City, puis ré-exportés hors taxe… depuis ces zones franches par des migrants qui “font la route” de (petit) port en port, arrosant ainsi les villes européennes de la Mer Noire à l’Espagne lors de tournées commerciales aussi longues que basées sur une solidarité complexe à base de pidgin arabo-anglo-espagnol, et d’arrangements plus ou moins légaux.

Les travaux de Tarrius et de sa collègue (voir par exemple cet article) décrivent les perspectives de ces différents acteurs. Voir par exemple comment un commercial d’un fabricant asiatique basé à Dubaï décrit le mode opératoire :
" … nous ne sommes pas aveugles : les centaines de milliers d’appareils « ouverture de gamme » que nous exportons vers les Émirats, légalement sans réexportations possibles ne sont pas destinés aux habitants, ni aux touristes, qui recherchent des séries haut de gamme à prix avantageux -par exemple un XXX (marque japonaise) et ses objectifs à six cents euros alors qu’il est vendu treize cents euros en Allemagne-. Et puis, si vous divisez les produits importés par le nombre de résidents, chaque habitant devrait disposer de 500 téléviseurs, d’autant de micro-ordi, etc (…) Tous ces bons appareils photo d’entrée de gamme, à cent euros dans les circuits officiels européens et quarante euros livrés repartent sans déclaration de réexportation, en avion vers Bakou, Azerbaïdjan ou vers les ports turcs de la Mer Noire, par les petits aéroports côtiers… après c’est des Iraniens, des Géorgiens, plein d’Afghans, des Kurdes, qui se chargent de passer les frontières chargés à bloc, des cargos ukrainiens qui chargent à Odessa des containers passés par Samson et débarqués ensuite à Varna ou Burgas, à l’arrivée des Afghans. (…) Il y en a même qui font tout par voie terrestre, par l’Arabie Saoudite et la Syrie –l’Irak est devenu impossible-.(…) Et toutes les marques sont concernées, alors tu vois le tsunami d’appareils. On ne pourrait jamais organiser de telles logistiques (…) Les pauvres en demandent partout, alors c’est un gigantesque marché mondial du « main à main ». (…) Nous fournissons le premier importateur en ‘terminal’, en gros soixante pour cent -ou plus même- en dessous du prix « réimportation zone euro ». Et nous sommes débarrassés de tous les soucis de distribution, de passages de frontières, d’après-vente… Nous sommes, pour l’officiel, des victimes de trafics incontrôlables (…). Mais tu comprends bien que c’est désormais pour nous un extraordinaire marché.. Des centaines de millions de consommateurs potentiels. (…) Pour nous il nous revient de trouver les bonnes accointances banques-importateurs pour que le commerce puisse exister, je parle des lignes de crédit les quatre mois nécessaires à la diffusion vers les populations pauvres par les migrants, et de faire passer partout les messages sur les qualités des derniers produits « poor ». (…) Il est impératif, encore, de vendre aux passeurs-commerçants, quelles que soient leurs origines et leurs destinations, des produits neufs et nouveaux : nous produisons des entrées de gammes très bien cotées par la presse pour le marché des pauvres ; les acheteurs ont le sentiment d’être « dans la course » à la modernité technique.(…) Pour eux, qui font fonctionner l’économie des pauvres, il n’y a pas de têtes de réseaux commerciaux comme dans le commerce « normal ». Ils sont des milliers à saisir une information sur du matériel disponible et les plus débrouillards se présentent les premiers."

Et que disent les débrouillards en question ? Comment se passent ces circulations high-tech ? Un autre extrait d’entretien d’un des ces travailleurs nous en donne la teneur ?
"Mon père a commencé le commerce dans les années 80 : il faisait la route, mais son travail ressemblait plus à celui de livreur que de commerçant. Il portait de la marchandise dans des marchés au centre des grandes villes, à des commerçants de chez nous qui commençaient à apparaître et qui avaient la clientèle des nôtres ; c’était entre Turcs, entre Arabes, entre Africains, entre Chinois, avec une petite fréquentation de Français qui se faisaient plaisir : ceux qui appréciaient nos recettes. (…) Alors nous sommes devenus ce que tu vois : mélangés entre nous, appelés partout par une clientèle qui devient immense, ceux qui se démerdent pour deux à trois fois moins cher pour avoir les appareils audio-vidéo, etc. garantis comme ceux des riches. […] On n’a plus aucun besoin d’aller dans les grandes villes, il y a les ordinateurs partout. En même temps que nous ouvrions nos marchés partout ailleurs, la mer quittait les grandes villes, les anciennes capitales du business, Naples, Marseille et d’autres… […] et nous on passait partout, on jouait à saute-mouton sur n’importe quelle frontière. Tu vois ça ? Les commerces officiels de plus en plus chers et rigides pour de moins en moins de clients, et en dessous, nous, avec des océans de clients partout, dans les villages, les quartiers, les routes. (…) Alors pour habiter : des apparts de nos amis qui font la route, pas de truc d’une seule couleur, hein tu vois, tous barbus, tous frérots, tous gris : non ! Tous mélangés plutôt, des Polacks, des Blacks, des Arabes, des Polonais, des Ukrainiens, Albanais, Italiens et tutti quanti ; nous parlons des soirées entières, on se montre la marchandise et on se refile des adresses et des photos, par Skype, et souvent on appelle tout de suite ensemble le marchand qui nous intéresse. (…) Pourquoi on est là, dans un quartier d’une petite ville, Beaucaire, alors qu’il y a les mêmes quartiers à 50 kilomètres à Marseille ? Pour tout ce que l’ingénieur t’a dit, il y a cinq minutes : nous ne sommes plus les livreurs de ceux établis dans les grandes villes. Pour mieux comprendre, pense à la dope : tu la trouves dans les plus petits villages, comme le vent qui souffle, partout et tu ne peux pas l’arrêter, eh bien les pauvres ils sont partout et ils sont encore plus accros à nos marchandises que d’autres à la dope. Les revendeurs officiels font le travail de publicité dans les journaux, les vitrines, les affiches, la télé. […] Tu sais comment on dit ? Tombé du camion, le camion, c’est nous qui sommes dedans et qui envoyons la marchandise. En Italie, on dit qu’on a les clefs. C’est à partir de Sofia et de la Serbie qu’on dit « by Dubaï duty free ». […] On est là, aussi, parce qu’on ne nous attend pas, du côté des douanes et tous les autres. Et parce qu’il y a des jeunes des cités, ceux qui bossent aux ordis et les autres qui vont vendre à leurs copains, vers les grandes villes, pas sur place. Et puis les filles d’Espagne travaillent entre Nîmes et Arles ; et je pourrais te trouver des raisons comme ça, mais dis-toi bien que les grandes villes, c’est nul pour nous, puisque leurs ports ne servent plus aux cargos mixtes."

Désolé pour les citations in extenso, mais ces verbatims sont si signifiants qu’ils valent la peine de lire et relire. Le livre d’Alain Tarrius intitulé "Etrangers de passage : La mondialisation entre pauvres” rentre plus encore dans les détails, en passant du triangle Nîmes-Arles-Avignon à Sofia en passant par les petits ports de la mer Noire. Ce n'est pas forcément une direction que je compte explorer dans mon travail sur la réparation des objets, mais c'est un élément de contexte intéressant à garder en tête.

3. Fragments
📙Pour 2016, j'ai envie de commencer une sorte du lexique des termes et citations liés au détournement, notion très courante lorsque l'on parle de pratiques numériques... et concept changeant que l'on retrouve à droite à gauche. Commençons par le terme lui-même, mais dans son acception chez les situationnistes:
"Détournement: s’emploie par abréviation de la formule : détournement d’éléments esthétiques préfabriqués. Intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu. Dans ce sens il ne peut y avoir de peinture ou de musique situationniste, mais un usage situationniste de ces moyens. Dans un sens plus primitif, le détournement à l’intérieur des sphères culturelles anciennes est une méthode de propagande, qui témoigne de l’usure et de la perte d’importance de ces sphères."
(Internationale situationniste Bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste Numéro 1, Juin 1958)
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💡Dans un de mes terrains de recherche concernant les usages du smartphone, une informatrice m'a indiqué que "tout le monde savait que les toilettes étaient les meilleurs endroits pour prendre un selfie", devant mon air interloqué, elle a précisée de façon très laconique "c'est à cause du type de lumière". Cela m'a d'ailleurs fait penser à ce projet de Nan Zhao (MIT Medialab), lequel consiste en une lampe qui se porte proposant un éclairage personnel pour faire des égoportraits farpaits. Si dans l'iconographie chrétienne le halo lumineux disposé au-dessus d'une personne indiquer sa sainteté, on se demande ce qu'un anneau noir vertical autour du visage pourrait symboliser.
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📎Quelques jours de mare monti (montagne puis mer en gros) m'ont permis de me plonger dans la lecture du fabuleux ouvrage The Pirate Book de Nicolas Maigret et Maria Roszkowska. L'ouvrage compile toutes sortes de choses passionnantes à propos des tactiques de partage et distribution de contenus culturels, dans de multiples endroits du globe. De l'Inde au Brésil, en passant par Cuba, le Mexique, le Mali ou la Chine, les témoignages proposés sont une mine d'or pour comprendre la diversité des pratiques. Deux éléments me sont venus à l'esprit à la lecture du bouquin. Premièrement, en lisant cela en parallèle des annonces du CES de Las Vegas, il me semblait plus fascinant de comprendre tous ces réappropriations et autres détournements que de se pencher sur le déluge d'objets connectés en cours (lesquels se retrouveront sans aucun doute sur le fabuleux compte Twitter @internetofshit). Deuxièmement, le format de l'ouvrage – un document mis en ligne et en impression à la demande, entre l'essai visuel et l'anthologie comme le remarque Marie Lechner dans son introduction – me parait être aussi stimulant du point de vue ethnographique. C'est une bonne manière IMHO de produire un témoignage sur les cultures numériques, avec les manières de faire de celles-ci.

Pas de liens pour cette Lagniappe ci, j'ai déjà débordé.

++
nicolas
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