Hej

... et bonjour spécialement aux nouveaux venus, inscrits par je ne sais quel concours de circonstances... Pour ne pas être trop perdu par ici, je dirai juste que Lagniappe est une sorte de carnet de notes sur les cultures et pratiques liées au numérique. Mais comme ma définition de ce qui se cache derrière ces termes est assez souple, les sujets sont très larges : des twitters bots en passant par la réparation de smartphones, du jeu vidéo indépendant aux objets connectés, avec de l'anthropologie, de l'histoire des techniques mâtinés d'un peu de lolculture et de prospective. Le tout avec en général des définitions de termes sur lesquels je tombe, quelques billets/notes sur des lectures, des observations ou des interrogations, des réflexions pas abouties, et des fragments de choses à réfléchir/relire/etc. Si tout cela est trop étouffant, trop touffu mieux vaut peut-être passer son chemin...

1. Expressions idiomatiques
  • Digitales Frisieren : verbe décrivant l'activité de retouche des cheveux sur les photographies numériques (Source: Spiegel Online, qui propose toutes sortes de conseils sur comment devenir un bon Digital-friseur)
  • Trickjumping : mode de déplacement dans les jeux de tir à la première personne (FPS) et qui implique un déplacement agile utilisant le moteur physique du jeu. L'idée étant de passer d'un jeu de tir à jeu de parcours (parkour?).
  • Clicktivism : terme désignant le fait de mettre à contribution des participants volontaires via des plateformes en lignes et des réseaux sociaux. Permet de quantifier l'implication des activistes en suivant le nombre de clicks sur une pétition ou dans un appel à manifester. (Source:  Wikipedia, via Fabien). A rapprocher de "slacktivism", mot-valise formé de "slacker" (fainéant) et "activism" et qui désigne le fait de militer à moindre coût.
  • Technostratigraphie : terme proposé par Jan Zalasiewicz (Chair of the Anthropocene Working Group of the International Commission on Stratigraphy) pour désigner la sous-discipline en géologie qui s'intéresse à la présence de résidus d'objets techniques (technofossiles) dans les différentes couches géologiques de la planète (voir par exemple ce genre de "plastiglomérat", assemblage de plastiques et de basalte).
2. Vapotage, hoverboards et teardown reports
Une semaine d'enquête de terrain à Los Angeles a été l'occasion d'aller passer du temps downtown, dans le quartier de vente en gros. Entre la 3ème rue Est et la 5ème, au niveau de Wall Street et San Pedro, on peut trouver une série continue de magasins aux étals tous aussi fascinants les uns que les autres. Au milieu des spécialistes de pipes à eaux, de machines à vapoter et de jouets tous plus moches les uns que les autres (les piñatas exceptées), on peut trouver des boutiques de machins électroniques en tout genre. Des échoppes qui, toute la journée, font rentrer et sortir des cartons fraîchement débarqués des ports du Sud-est asiatique.

Le lieu qui a le plus retenu mon attention ce matin était certainement celui-ci :
 
Vaport Port Inc., qui affiche fièrement faire de l'import et de la vente en gros de cigarettes électronique, semble avoir changé son fusil d'épaule – ou peut être réalisé qu'il était temps de sauter sur le nouveau bidule électronique du jour – puisqu'une bannière affiche la possibilité d'acheter, et surtout de réparer des hoverboards. L'affiche pendrigolante et au design si minimaliste (dans le feu de l'action le *graphiste* a mis tout ce qui lui tombait sous la main) était manifestement un véritable appel à rentrer dans la tanière... et à observer quel sort on pouvait bien réserver là-dedans à ces planches électroniques, à ces instruments de la micro-mobilité actuelle. Sur le comptoir, à côté de cartons d'hoverboards sous plastique, quelques appareils étaient sortis, les entrailles ouvertes, inspectées par des individus aux sourcils froncés munis de tournevis et d'instruments de mesure électrique. Le tout donnant l'impression d'un assemblage tordu de bouts de machins ressemblant plus à l'atelier de Daisuke Ido dans les débuts de Gunm (銃夢) qu'aux espaces aseptisés des réparateurs horlogers que j'ai croisé dernièrement en Suisse.

Aussi intéressant que ces hoverboards puissent l'être, c'est moins mon sujet. Cela dit, rentrer dans cette tanière n'a pas été une perte de temps puisque le local voisin concernait un objet plus proche de mes intérêts de recherche : la réparation de téléphones mobiles et de smartphones. Les services proposés étaient des plus classiques : remplacement d'écrans, changements de batteries, mise à jour de l'OS, désimlockage, overclocking... Mais c'est une pile de bouquins et de documents divers qui a attiré mon regard. Sur cet étal à l'apparence théâtrale bizarroïde – un sentiment renforcé par la présence de plusieurs Christs au regard insistant, placés de façon très ordonnée à côté de deux calculatrices du siècle dernier, et d'un Doraemon vieillissant – on pouvait trouver plusieurs volumes de "teardown reports". Ces énormes manuels, dont on aurait presque l'impression qu'ils avaient chuté dans un bain pour ressortir trois fois plus épais qu'au départ, figuraient toutes sortes de schémas, de diagrammes, de tableaux et d'indications sur les composants de multiples modèles de smartphones (dans le genre de celui-ci mais en plus austère). Il devait s'agir là précisément d'une bible de références pour les réparateurs qui s'affairaient à discuter du contenu de ces opuscules indispensable à leur travail.


A ce moment-là, il m'était difficile de voir de quelle organisation provenaient ces documents (une recherche en ligne montre que chipworks en produit plusieurs), mais leur présence m'a intrigué. En particulier, car le marché des "teardown reports" est un univers particulier, avec des rapports justement très onéreux, et qui donne lieu à un business lucratif pour les sociétés les produisant. Car, comme l'indique Elizabeth Woyke dans son livre sur l'industrie du smartphone (" The Smartphone: Anatomy of an Industry"):
“for the curious, there are technical analysis and reverse-engineering firms that dissect smartphones and other devices and analyze what they find. These analyses, called teardowns, catalog the smartphone components they uncover and list who manufactured what. Professional teardown reports often cost a few thousand dollars and include component photos, descriptions, comparison tables, and access to an online database of teardown data [...] “Smartphone companies read teardowns for technical information because they want insight into their rivals’ businesses: Are they using new chips? If so, who made them and how expensive are they? Carriers use teardowns to gather data about smartphone costs, which help them negotiate purchasing contracts with phone makers. Financial analysts buy teardowns to gauge company margins and profits and make investing recommendations. Patent holders and lawyers look at teardowns and reverse-engineering data for proof that companies are infringing their intellectual property and should be paying royalties. Teardown firms also publish abbreviated versions of their most popular reports online or share them with reporters, which is usually how teardown data becomes public.”

S'agissait-il des mêmes rapports complets ? D'extraits ? Je n'en sais rien, mais les tenanciers aux sourcils froncés m'ont décrit dans leur sabir anglo-espagnol l'importance de ces éléments pour réparer ou modifier les appareils de leurs clients : remplacement de pièces, recherche de pièces similaires, comparaison de modèles, etc.

3. Fragments

👀Onglets ouverts dans le navigateur : des  notes de terrain de an xiao mina sur le selfie-sticks et les karaoké, une  étude sur les trackers de santé qui montre l'absence de bénéfices de ces dispositifs, une  sorte de manifeste pour un "slower internet", une app de musique générative (Peter Sinclair) qui produit de la musique basée sur votre manière de conduire, et un entretien avec créatrice de twitterbots.

📖En pleine lecture du livre "Hacker, Hoaxer, Whistleblower, Spy: The Many Faces of Anonymous" de l'anthropologue Gabriella Coleman. Un ouvrage choisi non pas pour le sujet qui n'est pas forcément dans le coeur de mes préoccupations – encore que celles-ci soient plutôt étendues – mais pour la manière de produire une ethnographie de phénomènes liés aux pratiques numériques. Ce qui me frappe le plus dans son travail est le récit fourni de l'évolution d'Anon. Comme le relèvent différentes recensions ( celle-ci ou celle-là), le fait de ne pas "monter en généralité", c'est à dire de ne pas passer de la description détaillée à des concepts théoriques plus abstraits, n'est pas un problème. Il y a là un exemple intéressant d'ethnographie actuelle, particulièrement lisible au-delà des universitaires.

📙Pour continuer sur le vocabulaire du détournement, la notion de bricolage chez Claude Levi-Strauss :

"Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâche diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie); il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ».". Claude Lévi-Straus, La Pensée sauvage, Paris, Ed. Plon, 1960, p 27

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nicolas
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