Salutations!

1. Expressions idiomatiques
  • Wearapeuthics : mot-valise formĂ© avec "wearable" (technologies portable) et "therapeutics", et qui dĂ©signe les produits technologiques portables sur le corps censĂ© surveiller la santĂ© des usagers et Ă©ventuellement prodiguer des soins (trouvĂ© dans la newsletter de  HAX).
  • Dilemme de Collingridge : terme qui dĂ©crit la complexitĂ© de rĂ©gulation d’un changement en gĂ©nĂ©ral technologique. LiĂ© Ă  la difficultĂ© de trouver un compromis rapide et spĂ©cifique mais sans pouvoir en mesurer les consĂ©quences. Le fait d’intervenir plus tard avec des formes de rĂ©gulation plus gĂ©nĂ©rales pouvant faire prendre le risque de laisser la technologie en dĂ©veloppement prendre dĂ©finitivement une direction autre que celle dĂ©sirĂ©e pour la sociĂ©tĂ©.
  • Microporn: terme employĂ© pour dĂ©signer les sĂ©quences vidĂ©os (sans son) pornographiques prĂ©sentĂ©es sous forme de GIF animé ( Source:  Hester et al., 2014).

2. Technologie X MagieÂ đŸ’»đŸ”źđŸ‘»
Parmi les citations souvent employĂ©es comme mantra dans le monde du design d'interaction, il en est une que l'on voit resurgir rĂ©guliĂšrement. C'est la fameuse "Any sufficiently advanced technology is indistinguishable from magic", troisiĂšme loi énoncĂ©e par l'Ă©crivain de science-fiction Arthur C. Clarke. Comme je la comprends, cette phrase indique que pour l'humain lambda des technologies telles que l'ordinateur ou les moyens de faire voler un avion sont tout aussi comprĂ©hensibles qu'un tour de magie. Mais, curieusement, l'idĂ©e que les produits et services numĂ©riques doivent proposer une expĂ©rience "magique" ou "enchanteuse" se retrouve chez diffĂ©rents praticiens, observateurs et confĂ©renciers du domaine – voir par exemple le livre "Enchanted Objects: Design, Human Desire, and the Internet of Things" de David Rose. Dans ces cas lĂ , on a l'impression que l'expression est prise au pied de la lettre, et que le succĂšs Ă©ventuel d'un objet connectĂ© par exemple se mesure Ă  l'aune de son caractĂšre magique. Ce raisonnement Ă©trange m'ennuyait depuis un moment et j'ai saisi l'opportunitĂ© de l'organisation d'une session de la confĂ©rence Lift 16 Ă  GenĂšve pour aborder le problĂšme. J'ai du coup invitĂ© l'essayiste et curatrice Natalie Kane et le designer  Tobias Revell à cet effet. Pourquoi ces deux-lĂ  ? Tout simplement car ils conduisent un projet exactement sur le sujet. Projet dĂ©nommĂ©  Haunted Machines et dont le site Ă©ponyme contient toutes sortes de choses pertinentes sur le sujet.

En partant de la description que fit Edgar Poe du Turc mĂ©canique construit et dĂ©voilĂ© en 1770 par Johann Wolfgang von Kempelen, Tobias Revell a attaquĂ© en indiquant que 150 ans aprĂšs, nous parlons toujours des machines comme des ĂȘtres magiques. À tel point qu’en 1980, 46% des articles du Times Magazine parlant d’informatique utilisaient ce type de champ lexical (d’aprĂšs Stahl, W.A. (1995). Venerating the Black Box: Magic in Media Discourse on Technology, Science Technology Human Values April 1995 vol. 20 no. 2 234-258). Le problĂšme, relĂšve Revell (je n’ai pas pu m’empĂȘcher cet enchainement), c’est que "The flip side of this is horror”. Proposer qu’une interaction entre un objet technique et un individu soit “magique” fait que lorsque les choses tournent mal, on se rapproche plus du film d’horreur. Pour illustrer cela, Revell a montrĂ© de multiples exemples de produits et services technologiques: des frigos, des tĂ©lĂ©viseurs et des ours en peluche qui enregistrent nos conversations, des thermostats NEST qui se font pirater, des serrures soit disant intelligentes, mais qui ne s’ouvrent que 80% du temps
 bref de multiples technologies qui ne font rien de plus que rajouter de nouvelles couches de complexitĂ© sur des opĂ©rations trĂšs simples.

Nous ne sommes plus Ă  l’époque de L'ArrivĂ©e d'un train en gare de La Ciotat filmĂ© par les frĂšres LumiĂšre en 1895, cette sĂ©quence qui – dit-on – aurait provoquĂ© des rĂ©actions de peur et de panique; les spectateurs croyant la chose rĂ©elle. Pour Tobias Revell, nous avons une rĂ©action inverse quant aux technologies actuelles. Il en veut pour preuve cette sĂ©quence  vidĂ©o montrant un vĂ©hicule autonome de Volvo qui fonce dans un groupe d’individus visiblement trop sĂ»r d’eux quant au bon fonctionnement de l’automobile. Il a prĂ©sentĂ© ces exemples le long d’un axe qui va de l’horreur Ă  la magie, en passant par un ensemble de phĂ©nomĂšnes "raisonnablement attendus” par les usagers.Revell a soulignĂ© ensuite "It’s not that they don’t think it might not work, because that’s way in on the scale of possible outcomes here, but it’s that they believe it will work.” Il a illustrĂ© ce constat avec ce canular de 2014 qui indiquait la possibilitĂ© de recharger son iPhone dans un four Ă  micro-ondes
 et qui a du coup entrainĂ© des explosions chez certains incrĂ©dules. Pour lui, tout cela provient du design et de la maniĂšre de communiquer autour du fonctionnement des objets techniques: "The narratives we have are confusing and complicated and most folk don’t have a really accurate framework for the way the things around them behave."

C’est sur la notion de rĂ©sultats catastrophiques, de pires rĂ©sultats possibles d’une interaction avec les technologies, que Revell a conclu. Selon lui, la rĂ©action horrifique provient de l’inconnu, d’un phĂ©nomĂšne inimaginable ou imperceptible. À la maniĂšre des esprits sortant du tĂ©lĂ©viseur dans le film d’horreur japonais Ringu, le fait que des inconnus puissent Ă©couter vos conversations (via une tĂ©lĂ©vision Samsung ou un jouet connectĂ©), la possibilitĂ© qu’une serrure ne fonctionne pas du fait de problĂšmes de Bluetooth
 sont des cas pertinents de rĂ©actions horrifiques, et des cas difficilement descriptibles et imaginables par le passĂ©. Pour Revell, "We cannot design for the unimaginable outcome” car il est difficile d’anticiper toutes les consĂ©quences. Pour autant, "in a rush to soothe our social and cultural anxieties with technologies of enchantment that speak of magic and wonder we should be aware of the unexpected horror they might bring if used maliciously, or released inconsiderately.” Il renvoie ici Ă  sa pratique de design spĂ©culatif, construit autour justement de la crĂ©ation de projets scĂ©narisant de telles issues.

La prĂ©sentation suivante, intitulĂ©e “Uninvited Guests", est rentrĂ©e dans le dĂ©tail des consĂ©quences possibles d’une autre technologie que les objets connectĂ©s. Natalie Kane s’est intĂ©ressĂ©e aux maniĂšres dont divers moteurs de recommandation et de gĂ©nĂ©ration de textes/publicitĂ©s se comportent. En particulier sur les rĂ©seaux sociaux: pubs Facebook qui proposent de rencontrer des "Canadians girls" en plaçant Ă  cĂŽtĂ© une photo d’une personne rĂ©cemment dĂ©cĂ©dĂ©e, rappel de souvenirs ("On this day”) en plaçant une photo d’un ex ou d’un proche disparu sur le mur de l’utilisateur, etc. Pour Kane, on trouve ainsi toutes sortes de fantĂŽmes en ligne, et c’est pour elle une bonne façon d’explorer l’anxiĂ©tĂ© des rĂ©seaux.

Facebook s’excuse rĂ©guliĂšrement de ce genre de problĂšmes, mais comme l’a indiquĂ©e Kane "Facebook apologised but who was to blame?” Les algorithmes ? Les dĂ©veloppeurs ? L’application ? Ce genre d’exemples nous fait nous demander pourquoi personne n’a pu anticiper ce genre de problĂšmes. Dans la plupart des cas, les algorithmes qui sous-tendent ces services ne sont pas conçus pour mener Ă  ce genre de surprises. Ce sont, comme le dit Kane, des "Means Well Technology”, des technologies naĂŻvement bienveillantes on pourrait dire, qui fonctionnent dans certains cas, mais ne comprennent guĂšre les Ă©lĂ©ments contextuels reliĂ©s Ă  des photos, des vidĂ©os, ou des morceaux de textes
 et qui du coup provoquent des frictions sociales et culturelles: "You end up not just being haunted by weird thing you once posted on your friends pages, but ex lovers, dead friends, friendships that have disappeared.” Certes, les algorithmes en question peuvent dĂ©crire ce qu’il y a sur une image, mais ils sont absolument incapables de dĂ©crire ce que cette image peut nous dire dire Ă  nous. Des donnĂ©es contextuelles comme le moment, la prĂ©sence ou non de gens autour de nous peuvent avoir une influence. Et le simple fait de les dĂ©crire ici n’est qu’une rationalisation de mĂ©canismes subjectifs beaucoup plus complexes, difficilement accessibles pour le “Deep Learning”.

"OĂč est l’exorciste qui Ă©vacuera ces fantĂŽmes ?” s'est demandĂ©e Kane. Il n’y en a vraisemblablement pas. Il vaut donc mieux tĂącher de rĂ©duire les dommages. En paraphrasant la troisiĂšme loi de Arthur C. Clarke, la chercheuse canadienne Deb Chachra (dont je recommande la  newsletter au passage) indique que "ANY SUFFICIENTLY ADVANCED NEGLECT IS INDISTINGUISHABLE FROM MALICE”. La conclusion de Kane rejoint finalement rejoint celle de Revell: nous devons nous prĂ©parer Ă  des futurs incertains, en tant qu’usagers, ou que partie prenante de la conception de toutes sortes d’objets techniques :
"As these imagined near-future fictions progress, counter-narratives, and necessary frictions are needed to knock them off course. Threads need to come undone. We need to take our technology on wild journeys, mundane journeys, broken journeys: Future Mundane/Gritty/Broken Futures. In the early days of your technology’s life, back before prototyping the product, prototype the kind of future it could have, not what you think it’s going to have. Make up ghost stories where someone’s quality of life is compromised because you didn’t think it would ever be used in that way. Have a diverse team who can bring different stories to the table. Ask a diverse group of voices to break your stories for you."

3. 1983 1983 1983
Enter the new round
Enter the next phase
Enter the program
Technofy your mind
​—Cybotron, Enter, 1983
 
Comme complĂ©ment Ă  la prĂ©sentation de Kane et Revell, et pour finir la confĂ©rence (puisqu'il s'agissait de la session finale), j'avais Ă©galement invitĂ© le sociologue et cultural terrorist theorist  JoĂ«l Vacheron. Ce dernier travaillant sur la place des contre-cultures (du Whole Earth Catalog Ă  l'afrofuturisme, en passant par les cultures post-occidentales) et les maniĂšres contemporaines de composer des mondes, cela me semblait ĂȘtre une invitation tout indiquĂ©e pour fournir une ouverture aussi salutaire que fascinante. Et l'on n'a pas Ă©tĂ© déçu puisqu'il a choisi d'aborder l'annĂ©e 1983 comme thĂšme de son intervention.

Pourquoi 1983 ? Parce que, comme Vacheron l'a indiquĂ©, c'est l'annĂ©e de multiples curiositĂ©s marquantes rĂ©trospectivement: les premiers tĂ©lĂ©phones mobiles, la transition de l'ARPANET vers le protocole TCP/IP, le lancement du programme Star Wars par l'administration Reagan (Ă©galement nommé Strategic Defense Initiative), l'importance accrue des ordinateurs personnels (comme l'Apple Lisa), la sortie du film WarGames (nerd culture klaxonđŸ‘œđŸ”Š), ou l'un des premiers morceaux de musique Techno (Clear, par Cybotron). Vacheron a du coup considĂ©rĂ© 1983 comme un moment dĂ©cisif, un point d'inflexion possiblement qui permet d'explorer diffĂ©rentes reprĂ©sentations des cultures numĂ©riques (avant l'annĂ©e 1984 symbolique sur d'autres plans). Pour rĂ©aliser cette archĂ©ologie des reprĂ©sentations prĂ©figurant la culture des rĂ©seaux en devenir, son choix c'est portĂ© sur deux crĂ©ateurs dans le champ des arts visuels: David Em et RAMM:ÎŁLL:ZÎŁÎŁ.

Le premier, au nom curieusement minimal, est un pionnier de l'art numĂ©rique, un des expĂ©rimentateurs des techniques de gĂ©nĂ©rations d'images par ordinateur. Em travaillait comme artiste indĂ©pendant pour diffĂ©rents laboratoires de R&D tels que PARC (Xerox Palo Alto Research Center), Jet Propulsion Laboratory (NASA), et l'Apple des dĂ©buts. On peut trouver la trace de son travail sur la couverture du disque Rock It de Herbie Hancock Ă©galement sorti en 1983 (alerte musique Ă©lectronique 💿🔊).

Quant au second, RAMM:ÎŁLL:ZÎŁÎŁ, un graffeur/peintre/sculpteur, il dĂ©finissait lui-mĂȘme son travail comme une exploration bricolĂ©e du Gothic Futurism.
La projets de David Em et de Ramellzee (que l'on Ă©crit aussi ainsi) finement dĂ©crits par JoĂ«l Vacheron ont au fond montrĂ© que les productions de ces deux artistes prĂ©figurent plusieurs images/reprĂ©sentations/concepts Ă  venir. La couverture de Rock It par exemple renvoie Ă  l'esthĂ©tique des mondes virtuelles prĂ©gnants des annĂ©es 1980s jusqu'Ă  aujourd'hui, ou Ă  l'esthĂ©tique de la musique Vaporwave des 4-5 derniĂšres annĂ©es. De mĂȘme, les crĂ©ations de Rammellzee, avec leur esthĂ©tique bricolĂ©e/recyclĂ©e correspondent (et ont participĂ© Ă  la constitution) de la production DIY actuelle, et peut ĂȘtre reliĂ©e aux modes de faire du mouvement Maker. "Each epoch dreams the one to follow" comme le disait Walter Benjamin, nous a rappelĂ© JoĂ«l.

Au-delà de ces exemples, le message sous-jacent était tout simplement que la réflexion sur les imaginaires en devenir passe pour beaucoup par la compréhension d'avant-gardes artistiques de tout ordre. Et que ces représentations ne tombent pas du ciel comme un météorite, mais qu'elles se constituent lentement en particulier dans les marges. Une réflexion éventuellement cliché pour certains des lecteurs de Lagniappe, mais qu'il est toujours intéressant d'évoquer aprÚs deux jours de discussion sur des sujets comme l'intelligence artificielle, le Deep Learning, Blockchain, ou encore der Internet der Dinge.

3. Fragments
👀Onglets ouverts dans le navigateur : un texte de James Bridle sur le rĂŽle de la dimension visuelle sans son travail, un reportage sur une micro-culture du Mardi Gras dans une paroisse cajun, une confĂ©rence d'Isabelle Stengers sur le rĂŽle de la science–fiction, un glossaire des termes employĂ©s par Gilbert Simondon, et une analyse de l'Ă©chec rĂ©pĂ©tĂ© des livres Ă©lectroniques depuis 1992.

🏃Je pose ce lien lĂ  comme ça, sans commentaires, Ă  la maniĂšre des images filmĂ©es sur la chaĂźne Euronews: Follower est un projet de l'artiste Lauren McCarthy qui propose aux participants d'avoir un "follower", c'est Ă  dire d'avoir qui vous suit physiquement au cours de votre journĂ©e (via un partage des coordonnĂ©es GPS). Follower qui n'interviendra mais maintiendra une prĂ©sence Ă  faible distance. Voici l'argumentaire de l'artiste sur les motivations Ă©ventuelles Ă  s'inscrire Ă  un tel service :
"Your Follower acts as a passive observer and remote companion, they do not offer physical protection services or interact with you in any way. You tell us why you’d want one. We imagine it might offer some other form of interaction or relationship you have not had before, perhaps a way to experience new feelings, a different way of being in the world. Maybe it adds a little excitement or magic to your day, maybe it gives you a different perspective on your life."

Pas de définitions sur le thÚme du détournement, cette édition est déjà bien trop longue. Merci encore pour tous les commentaires, remarques, questions et autres échanges!

à la prochaine fois, 
– nicolas
EOF