Deux communiqués on ne peut plus sérieux pour commencer la livraison :
- Avec Frédéric Kaplan, nous lançons une collection de livres sur les cultures numériques. Cela s'appelle "Big Now" et c'est édité chez les Presses Polytechniques Universitaires Romandes, aussi connues sous le nom anglo de EPFL Press. Les premiers volumes concernent Wikipedia et les mèmes internet. Il ne s'agit pas de monographies, mais d'un assemblage d'entretiens, de textes invités, d'un lexique, d'extraits de textes fondateurs, d'une introduction de cadrage et d'un ensemble de questions plus pour ouvrir que conclure. Merci à ceux et celles qui lisent Lagniappe et qui ont y contribué, ils ou elles se reconnaitront. Les ouvrages sont sortis en Suisse cette semaine, en France la semaine qui vient, et autour du 4-5 mai sur Amazon.
- J'ai été invité à blogger sur la plateforme du journal Le Temps (merci Gaël H., merci Michel D.), ce sera ici, et le contenu reprendra une partie de Lagniappe. En gros, le billet qui fait le coeur de la newsletter sera retrouvé aussi sur le blog, et par la même occasion seront donc ouverts aux commentaires (une limite de tinyletter).
💬💬💬 Expressions idiomatiques 💬💬💬
- Défense Pikachu: terme utilisé pour décrire un argument fallacieux dans la défense d'un article, et qui consiste "à comparer cet article à d'autres qui existent déjà sur Wikipédia" et que celui qui l'emploie juge "d'un niveau analogue, voire inférieur. C'est de la fréquente référence en pareil cas aux articles touchant à Pikachu que provient cette expression consacrée." (source, via Laurent Bolli). [Je suis preneur du mot anglais pour cette même idée]
- Name-fagging : expression péjorative employée pour désigner la publication excessive d'informations sur son pseudo lors de hacks/raids et autre péripéties en ligne, dans le but de se vanter ou d'attirer l'attention sur soi ("look what I did!").
- "Start-up marketing lorem ipsum": néologisme décrivant différents éléments du plan d'affaire d'une start up, et qui sont parfois si stéréotypés que les faux-textes utilisés en typographie que cela en devient absurde (voir cette histoire lie sur Gawker)
Dans son roman "Super Sad True Love", l'écrivain étasunien Gary Shteyngart utilise le terme "äppärät" pour faire référence à une sorte de smartphone/tablette d'un futur proche, caricature de ce que sont nos terminaux mobiles d'aujourd'hui. Dans cette comédie d'anticipation – il s'agit d'un mélange de ces deux genres – l'auteur semble prendre un plaisir tout particulier à décrire comme cet appareil bourdonne, produit de sons étranges comme s'il était en train de réfléchir, et semble globalement faire l'objet d'un culte invraisemblable.
En parlant d'une des protagonistes qui a le regard continuellement vissé dans cet appareil, il a cette formule fascinante "d'äppärät reverie" ("Shu descended into another äppärät reverie"). C'est un terme dont j'avais parlé dans l'édition précédente de Lagniappe, et qui me semble intéressante à creuser plus en détail. Dans son roman an anglais, Shteyngart utilise ce terme pour décrire l'expression faciale si spécifique et révélatrice de l'usage du smartphone. Le mariage d'un terme aux sonorités vaguement germaniques et le "reverie" anglais, provenant du français, est une manière originale de davantage décrire l'état mental de la personne utilisant l'appareil que la déformation du visage qu'il entraine (pencher la tête vers le bas).

Cette expression du visage, cette posture, on la connait tous. On l'observe quotidiennement lorsque l'on est entouré d'usagers de téléphones mobiles, dans les rues, dans les transports publics, sur un quai de gare, voire à la maison. Comme la cycliste suédoise arrêtée en plein carrefour dans l'image ci-dessus prise à Stockholm il y a quelques mois, le nez plongé dans l'appareil. Elle est au fond un peu ici, un peu ailleurs.
Moins ostentatoire que le fait d'imposer une conversation téléphonique bruyante à l'entourage, la contemplation de l'écran du terminal est une manière de s'extraire de l'espace partagé. De ce point de vue, l'äppärät reverie est une manière éventuellement plus poétique de parler de ce que l'on nomme ailleurs "iHunch" ou, plus prosaïquement, "Smartphone Face"; un terme décrit par le Urban Dictionary de la manière suivante :

Autrement dit, chez Turkle et Le Breton, il n'y aurait pas de rêverie dans "l'äppärät-reverie", point de vitale disparition de soi avec un smartphone. Or, si ces propos ne sont pas forcément absurdes dans certains cas, ils manquent de nuance. Pourquoi le jardinage à la truelle, ou la lecture reposante des aventures d'un David Robicheaux relèveraient-ils d'une solitude constructive, alors que se plonger dans un tumblr ou un blog serait de la pure compulsion ? Par ailleurs, mes propres entretiens avec des utilisateurs d'un jeu tel que Candy Crush (qui ne m'intéresse personnellement guère) m'ont montré que le choix d'y jouer relevait justement d'une envie de s'extraire du contexte environnant, de se laisser aller à des actions certes répétitives, mais qui offrent un sas entre le travail et le domicile. Et, au fond, est-ce que l'on peut jardiner dans les transports en commun ? Il est ainsi difficile d'opposer des activités qui ne sont pas toujours interchangeables. Suivant qui l'on est, nos activités professionnelles ou notre lieu de vie par exemple, l'influence des usages de ces dispositifs ne sera pas la même.
De plus, lorsque l'on lit Le Breton en particulier, on a vite l'impression d'une méconnaissance de qui fait la complexité des interactions avec le smartphone. Quand celui-ci indique que "les touristes pianotent en permanence sur leur portable pour dire à leurs proches « c’est génial »", on se demande s'il est allé regarder les écrans en question, s'il est allé échanger avec lesdits touristes. Sans conteste, de multiples voyageurs se comporteront de cette manière (avec des propos peut-être proches de ceux envoyés sur les cartes postales ou échangés dans les cabines de téléphones auparavant), mais est-ce qu'il n'y a pas d'autres usages lorsque l'on est en voyage ? Entre la prise de vues qui ne sont pas toutes des selfies, la consultation d'informations historiques, les utilisations du smartphone sont variées. Le Breton qui critique le fait qu'il n'y ait "plus besoin de journal intime" devrait se plonger dans certains de ces appareils pour voir surgir toutes sortes d'assemblages de notes, d'enregistrements audio, voire de dessins.
Alors certes tous les usagers de mobile ne font pas cela, mais c'est du coup une autre question qu'il faut aborder. Plutôt que de rejeter cet objet technique en bloc, il serait plus pertinent de s'interroger sur comment leurs usages influent sur le voyage, l'amitié, l'empathie, les manières de converser; tout en se demandant pour qui et dans quels contextes ces changements sont problématiques. Sans tomber dans le simplisme en prônant l'utilisation d'applications smartphone de relaxation, il serait plus intéressant d'échanger avec les usagers d'äppärät pour saisir comment suivant les contextes, les moments de la journée, les fonctionnalités utilisées, le numérique est perçu comme tantôt libérateur, tantôt énervant, tantôt amusant, tantôt insupportable. Et de comprendre que leur rêverie n'est peut-être pas celle de ces chercheurs.
🌱🌱🌱 Fragments 🌱🌱🌱
👀 Onglets ouverts dans le navigateur : ce livre de Lauren Huret intitulé "Artificial Fear Intelligence of Death", un article de l'anthropologue Pierre Lemonnier sur l'histoire et la sociologie de l'aéronautique, ce texte sur la disquette de Prince, un lexique fascinant d'expressions créées par un bot programmé par Greg Borenstein, un article de fond (pour ainsi dire) sur comment détecter (précisément) des images de personnes dénudées, une collection démentielle de kits de connexion à internet.
🍢 La question de la semaine (il n'y a pas de devinette, c'est une question que je me pose): est-ce qu'il y a au fond une grande différence entre une perche à selfie et une perche à GoPro ? Ou, dit autrement, est-ce que c'est moins valorisé socialement dans un cas que dans l'autre ?
📙La citation sur le sujet du détournement, j'ai relu récemment Michel de Certeau et notamment ce passage sur la "perruque": “Ce phénomène se généralise partout, même si les cadres le pénalisent ou “ferment les yeux” pour n’en rien savoir. Accusé de voler, de récupérer du matériel à son profit et d’utiliser les machines pour son propre compte, le travailleur qui “fait la perruque” soustrait à l’usine du temps (plutôt que des biens, car il n’utilise que des restes), en vue d’un travail libre, créatif et précisément sans profit. Sur les lieux mêmes où règne la machine qu’il doit servir, il ruse pour le plaisir d’inventer des produits gratuits destinés seulement à signifier par son oeuvre un savoir-faire propre et à répondre par une dépense à des solidarités ouvrières ou familiales. Avec la complicité d’autres travailleurs (qui font ainsi échec à la concurrence fomentée entre eux par l’usine) , il réalise des “coups” dans le champs de l’ordre établi.” (pp. 45)
De Certeau, Michel, Giard, Luce, Mayol, Pierre, (1990). L'invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris: Folio.
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– nicolas
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