Hej,

De retour d'un road trip à Cuba, quelques réflexions en complément des fragments éparses habituels.

1. Expressions idiomatiques
  • Paquete semanal/El paquete: terme cubain faisant référence à la livraison institutionnalisée, hebdomadaire à domicile de contenus numériques téléchargés sur internet (films, images, morceaux de musiques, applications) par une personne amenant son disque dur chez les particuliers. Une réminiscence du  sneakernet, ou, on pourrait le dire, une forme de cloud mobile (Source: The Guardian).
  • Ciberacoso (ou acoso cibernético) : harcèlement en ligne (cyber-bullying). 

2. "Eliminación de humedad a móviles"
Voilà une liste de services proposés dans un magasin de réparation de portable surclimatisé à Trinidad (Cuba) : "desbloqueo decodificatión y liberación de celulares, código de usuario, cambio de idioma, cambio de frecuencia, reparación de software (flasheo), reparación de celulares Chinos, reparaciones generales de hardware (display, flex, táctiles, bocinas, micrófonos, régiment de carga), eliminación de humedad a móviles, instalación de aplicaciones, actualización de sistema Android, actualización de sistema IOS, configuración del coreo nauta, información et asesoria gratuitas."

Un inventaire plutôt large et intéressant. Certains des services sont des classiques que l'on retrouve souvent dans ce type d'échoppe (( je visite régulièrement ces magasins quand je voyage à droite à gauche )); le déblocage de la carte SIM et les changements de composants (haut-parleur, micro...) en particulier. Et à ce que j'ai compris "eliminación de humedad a móviles" n'est pas lié aux contraintes climatiques locales d'humidité comme on pourrait le croire, mais plutôt au fait que beaucoup de monde, là-bas comme ailleurs, semble avoir la manie de laisser tomber le téléphone dans la flotte 📱💦. D'autres services sont moins courants, comme l'aide à la configuration (langue, logiciel de messagerie, mise à jour d'OS) ou l'installation d'app, que je rencontre plus rarement. Et la précision concernant la réparation de téléphone mobile chinois est évidemment intrigante.

Au fond, ce type de magasin n'est pas très différent de ceux que j'ai à quelques mètres de chez moi à Genève. Par contre, il y à Cuba beaucoup d'autres *boutiques* (comptoirs ? échoppe ? garage ? appartement-boutique ?) proposant des services de réparation pour toutes sortes d'autres choses : pour automobiles bien sûr (de la Plymouth 1951 jusqu'à l'Audi la plus récente), les objets (électro-)mécaniques horlogers (du réveil matin à la pendule), le matériel de jardin ou de cuisine, etc. Sans parler des particuliers et autres *spécialistes* dépanneurs.

Vu la difficulté d'acquérir des biens sur l'ile, ce n'est pas vraiment une surprise, mais cela rend compte d'une culture de la réparation et du bricolage poussée. Cependant, contrairement aux nombreux titres d'articles ou mention de guide disant qu'une visite de Cuba est un "retour dans le passé" (par exemple  ici), il s'agit d'un présent bel et bien vivant. Avec d'une part une diversité d'objets techniques à la fois ancien et récent, pas nécrosés pour un sous. Et d'autres part des objets effectivement anciens mais modifiés, avec des pièces plus ou moins récentes. Le meilleur exemple étant les bicitaxi (vélo-taxi) qui sont certes rudimentaires à première vue mais dont la sonorisation est constituée d'enceintes bluetooth accrochées au "plaffonier" (en carton, métal ou bois) et commandée par un smartphone (iPhone ou Android). De la même manière, les voitures américaines sont certes anciennes, mais le chauffeur peut très bien avoir une oreillette bluetooth pour téléphoner, et les clés USB insérées dans les autoradios sont remplies à bloc de mp3s récupérés dans des magasins de musique délivrant du contenu plus ou moins frais chopés sur l'internet (et potentiellement via leur Paquete Semanal). Le gouvernement s'y prête aussi, en atteste ses arches de péage à La Havane à l'architecture brutaliste-soviétique... sur lesquelles sont fixées des caméras lisant les plaques d'immatriculation (dixit notre taximan) en bon robot-readable world actuel. Ce type d'arrangement ne se limite d'ailleurs pas uniquement au bricolage matériel, on le retrouve en effet dans le design de services tel qu'Airbnb... bel et bien disponible pour aller dans certaines casa particulares (chambre chez l'habitant) avec un paiement via un intermédiaire dans une agence à Miami (montrant le coup que la désintermédiation n'a pas lieu partout).

Une autre conséquence de cette culture du bricolage concerne également le recyclage des objets, des matériaux et des pièces détachées venant de multiples appareils. Quelques exemples rencontrés à côté des inévitables automobiles américaines des années cinquantes : une tondeuse à gazon composée d'un moteur vissé à des tiges métalliques et à un petit réservoir de moto, un souffleur à feuille (!?) assemblé avec un moteur d'aspirateur monté sur un harnais en cuir et muni d'un interrupteur nord-américain, moteur de Lada VAZ-2101 placé dans le capot d'une Dodge 1957, etc. Cette manière de faire est d'ailleurs décrite par l'anthropologue Sarah Hill dans un article fascinant intitulé "Recycling History and the Never-Ending Life of Cuban Things"... qui rentre plus dans le détail sur ce que je décris ici. Sans idéaliser ces pratiques, il faudrait creuser les comparaisons avec d'autres cultures de recyclage et de réparation, notamment le gambiarra que décrit Felipe Fonseca au Brésil.

Sans offrir les mêmes conditions (politiques, sociales, technologiques et autres) que le monde occidental, on est donc bien loin d'un monde prisonnier du passé. Et si c'est un "présent bel et bien vivant" que l'on rencontre à Cuba, on peut même se demander si ce n'est pas notre futur. Dans leur livre sur l'Anthropocène Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz abordent rapidement la manière dont l'ile, après la chute de l'URSS (la período especial), fut un bon exemple de transition énergétique/matérielle:
"privé de pétrole soviétique et sous embargo américain, les Cubains ont affronté pendant une dizaine d'années une situation qui présente certaines similarités avec celle qui attend nos sociétés industrielles."

Ces deux historiens décrivent ensuite la politique opción cero (zéro options) conduite à l'époque par le gouvernement : économies d'énergie (rationnement d'électricité, usage de biogaz et énergie solaire), usages du covoiturage ou de la bicyclette, changements agricoles (substitution des fertilisants industriels par de la matière organique), etc. Je ne sais pas exactement si c'est de cette façon que se manifestera la crise énergétique à venir dans nos contrées, mais il apparait raisonnable de penser qu'une culture du recyclage ou de bricolage pourrait se généraliser dans le monde occidentale suite au à la raréfaction de multiples matières premières/métaux rares. 

3. Fragments non-cubains
🎬Besoin de précision sur notre approche concernant les design fictions au Near Future Laboratory ? Ce  billet compile un certain nombre de réponses aux questions que nous posent régulièrement clients, journalistes et autres contacts ("You are working on future exploration. How is speculation incorporated in your work?", "What is the aim of designing products that do not really exist?", "What is your interest in using Design Fiction methods when it comes to deal with possible futures?", "You make your work public in museums, galleries, magazines and your shop, but is Design Fiction useful for companies?")

👀Onglets actuellement ouverts dans le navigateur : cet article de William Gibson sur la maker culture et le savoir-faire, une critique pertinente des fitness trackers, un court article sur l'utilisation des essaims de drones "Lost Army" à la Nouvelle-Orléans, la liste des prochaines livres de 33 1/3 ("a book series where an author writes about one album over the length of an entire book"), et cette chronique d'un épisode des Simpsons qui montre le premier #fail de la fonction de correction orthographique ("beat up Martin" qui est devenu "Eat up Martha" en 1995).

📘Un superbe ouvrage : The Guy Montag flipping a softcover blank book flip book (2013) sous la forme d'un flip-book montrant une séquence de Fahrenheit 451 de François Truffaut (basé sur le roman éponyme de Ray Bradbury de 1953). Celle-ci montre le protagoniste principal en train de justement feuilleter un livre sans contenu.

🌇Et pour finir, cette citation du replicant Roy Batty dans Blade Runner, mythique formulation science-fictionesque, confession sous la pluie d'un androïde au moment de sa mise à mort par Deckard :
"I've… seen things... you people wouldn't believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion; I watched c-beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate... All those… moments… will be lost, in time, like [chokes up] tears… in… rain. Time… to die."

++
nicolas
PS : est-ce qu'il y a d'autres gens intéressés par ce bazar ? Faites suivre (⌒▽⌒)☆
((licence CC BY-SA 3.0 FR))